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Arthur Ténor se livre...

30 mai 2020

Les Pierres de dragon - La métamorphose... petite mise en bouche.

En attendant la sortie, le 18 juin prochain, voici les trois premiers chapitres... Bonne lecture !

Couv P de Dragon

1

Début de journée (presque) ordinaire 

 

            Sengé se campe en position de combat, pareil à un guerrier samouraï : jambes fléchies, le manche à balai-katana[1] tenu à deux mains à la verticale contre son épaule droite, les mâchoires contractées et le regard qui tue. Il attend que l'adversaire prenne l'initiative, car il n'a pas oublié l'enseignement clé de son maître Shaolin, « le premier qui attaque est mort ». Ses pieds nus frémissent d'impatience sur l'épaisse moquette vert tendre de sa chambre.

            - Sengéééé !

            Le garçon se crispe, grommelle un juron en langage tigre - intraduisible - et soudain abat son manche à balai-katana en poussant le puissant rhâââ ! qui paralyse. Le bâton écrase en son milieu le traversin étendu sur le lit, faisant remonter les deux moitiés. La porte s'ouvre. Apparaît une fille, d'une quinzaine d'années, le teint frais, brossant sa longue chevelure blonde.

            - Qu'est-ce que tu fiches encore en pyjama, Sengé ? Descends déjeuner, et plus vite que ça ! Allez ! Secoue-toi, le samouraï, j'ai pas envie d'être en retard au collège.

            En guise de réponse, le garçon fusille sa soeur Rébecca d'un air farouche, comme si elle avait pu être la pire des ennemies mortelles. Il se redresse, puis avec noblesse dépose son arme près du traversin vaincu. Ensuite, d'un pas martial, il sort de la pièce, passant devant mademoiselle sa soeur sans lui adresser un regard. Elle hausse les épaules, puis le suit jusque dans la cuisine où leur mère a déjà servi le chocolat et rassemblé sur la table les ingrédients du premier repas de la journée, équilibré et énergétique, et diététique, car dans cette famille, on mange bio et léger !

            - Vous voilà enfin, fait-elle en se servant une tasse de thé. Plus vous grandissez, plus le temps entre le réveil et le départ en classe se réduit.

            - C'est de sa faute, se défend Rébecca avec une mauvaise foi assumée. Il était en train d'assassiner un innocent traversin au lieu de s'habiller.

            - Ah oui ? Et qu'était donc censé représenter ce malheureux ? demande la mère.

            Sengé baisse le nez et se contente d'émettre un grondement. Ce garçon d'un naturel plutôt doux montre ces derniers temps des tendances à l'agressivité qui n'ont pas échappé au détecteur de changements comportementaux de sa mère. Elle a d'abord pensé que cela correspondait à ses débuts dans l'adolescence - dans quelques jours, le 29 février, il va fêter ses 12 ans - mais elle soupçonne une autre explication. Celle-ci serait liée à son entrée en 6ème. Jusqu'en décembre, l'adaptation aux multiples nouveautés et contraintes du collège semblait s'être effectuée plutôt bien, mais depuis la rentrée de janvier...

            - Dis-moi, Sengé, cet innocent traversin ne serait-il pas l'un de tes camarades de classe, un spécimen de la catégorie qui s'en prend plus facilement aux petits à lunettes qu'aux grands costauds ?

            Sengé relève subitement le nez pour dévisager sa mère comme si elle venait de l'insulter. Elle soutient ce regard de braise, de la braise noire qui luit comme de l'obsidienne polie. Et elle repense à ce jour merveilleux où, quelque part dans une province tout au nord de l'Inde, une autorité locale lui avait placé dans les bras un poupon d'à peine quelques semaines. Ce bébé venait de perdre ses parents tibétains, et avait été confié à son grand-père, un notable d’une petite bourgade du royaume du Tibet. De graves circonstances politiques avaient hélas obligé le brave homme à fuir son pays. Du coup, Mme Lanson, veuve et déjà mère d'une petite fille, médecin d'une ONG humanitaire, avait adopté l'enfant...

            - Maman ?

            ...et le grand-père.

            - Ma-man ! Tu rêves ou quoi ? On doit se dépêcher, je te rappelle, s'agace Rébecca.

            - Oui, pardon ma chérie. Sengé, nous reparlerons de tout cela ce soir. Finis ton bol et file te préparer. À la vitesse de Flash s'il te plaît.

            Soulagé de ne pas avoir à s'expliquer sur ses soucis du moment, l'enfant avale en quatrième vitesse son petit-déjeuner et déguerpit plus vite que l'éclair, version garçon de 12 ans avec des pattes de moustique.

2

La bande des Racailleux dans ses oeuvres 

 

            Sengé signifie lion en tibétain.

            Si le fils adoptif de Mme Lanson en a le prénom, il n'en a ni la force ni la férocité. Comparé à ses camarades de classe, il se situe plutôt dans la catégorie poids plume. Sa tête ronde est coiffée d'une fine chevelure noire, souple comme la soie. Sa peau est légèrement hâlée et ses yeux à peine bridés, sans doute parce que dans sa famille, du côté de son père, on comptait une aïeule occidentale. C'est peut-être aussi ce qui explique que dans ses prunelles sombres il y ait comme des inclusions d’or, tout à fait surprenantes bien que discrètes. Ce qui frappe surtout chez cet enfant, c'est son expressivité qui devient renfrognée à la moindre contrariété, comme si dans son coeur couvait en permanence un feu de colère. C'est le cas depuis peu, car avant son entrée en sixième il n'était que joie et insouciance. Que s'est-il donc passé ?

            Cela pourrait avoir un rapport avec cet élève, là-bas, de l'autre côté de la cour du collège. Celui-là est un vrai costaud. Un grand blond d'origine nordique, un peu dégingandé, qui se balance et agite les bras quand il parle, et il parle beaucoup ! C'est un vantard, un menteur, un provocateur... Bref, il a toutes les qualités du petit voyou. Bien entendu, ce genre d'individu ne va jamais sans sa cour, des minables qui suivent le coq et fichent des coups de patte par derrière, crânent quand ils sont près du chef, autant qu'ils se font discrets dès lors qu'ils sont seuls. La bande compte ce matin quatre cadors qui roulent des mécaniques au milieu de la cour, créant le vide autour d'eux. D'habitude, ils ne sont que trois. Qui est donc le petit nouveau ? Sengé qui les observe depuis le préau, l'épaule en appui contre un pilier de béton, le remet vite ; c'est Clément Marin, de 6ème A. En CM2, il l'avait surnommé Mister Teigne. Un beau numéro, tout en lâcheté et méchanceté. La recrue idéale pour les Racailleux - surnom dérivé de racaille, dont les gratifie Sengé plutôt doué en ce domaine.

            - Qu'est-ce que tu fiches là, tout seul ? l'interpelle un petit blond à lunettes.

            C'est Rémi Bastiani, un chouette copain. Pour le coup, autant les autres sont des rats de caniveau, autant lui est un joyeux merle chanteur. Il a toujours le sourire et ne cesse de prouver ses qualités de bienveillance et de générosité. Comment des êtres humains, possédant une cervelle et un coeur en tout point semblables, peuvent-ils avoir de telles différences de caractère ?    

            - J'observe, répond Sengé simplement.

            - Les Racailleux, marmonne Rémi. Regarde ailleurs, parce que s'ils s'aperçoivent que tu les espionnes...

            - Qu'ils y viennent, je leur sculpterai une tronche de troll, façon cochon chinois.

            Rémi éclate de rire :

            - Avec tes petits poings ?

            Vexé, Sengé se met en position de combat face à lui puis, simulant des passes de karaté, commente :

            - Un tranchoir à tête de noeud dans la carotide, un talon qui disloque dans les mandibules, une faucheuse mortelle derrière les oreilles... (Il se redresse pour la conclusion :) Et le verre de  terre retourne à sa misérable condition.

            Rémi fait mine d'admirer la démonstration, quand soudain il fronce les sourcils. Sengé se retourne et comprend que les Racailleux se sont trouvé une cible... lui !

            - Bon ben, Sengé, je te laisse. Faut que j'aille dire un truc à Noémie.

            Même les plus fidèles camarades fuient à l'approche du cador Karl et de sa basse-cour de coquelets. Sengé prend un air farouche. Lui ne tournera pas le dos. Il est un lion... un lionceau, mais farouchement déterminé à distribuer son lot de coquarts avant de sombrer sous le nombre. Hors de question de déguerpir, ou pire de se soumettre !

            Mais voici que les Racailleux changent de direction, et cernent... Chloé ? C'est une petite brune de 5ème à lunettes, un peu enveloppée, une proie facile et souffre-douleur préférée des petites pimbêches de sa classe. Les quatre garçons commencent par se moquer de sa tenue, pourtant fort banale, puis entament un concours de surnoms tous plus blessants et cruels les uns que les autres. Sengé monte en pression. Ses poings se serrent, ses mâchoires se contractent. Il se voit noble guerrier samouraï apercevant une bande de soudards qui auraient décidé de s'en prendre à une innocente paysanne. Le chef des Racailleux, l'odieux Karl, bouscule Chloé qui est au bord des larmes. C'en est trop pour Sengé qui décide subitement d'intervenir.

 

3

Promesse de samouraï 

           

            L'affaire s'est achevée dans le bureau du principal.

            Debout face à ce sévère mais juste chef, cinq élèves, dont trois gardent une tête basse de fautif penaud. Les deux autres soutiennent son regard sans ciller, ce qui impressionne assez l'adulte, bien que cela ne se voie pas sur son visage figé tel un masque d'autorité. Le plus grand, le blond viking Karl Rodlok, va arborer dans les prochains jours un oeil au beurre noir de toute beauté, tandis que le plus petit, le farouche Sengé Lanson, avec sa lèvre supérieure enflée, va devoir avaler ses prochains repas avec une paille.

            Le principal hésite : conseil de discipline ou pas conseil de discipline ? J'appelle les parents ou je règle ça entre nous avec quelques heures de colle, des excuses et l'accolade de réconciliation ? En vérité, c'est aux belligérants d'en décider.

            - Alors ? Il vous reste trois secondes. Trois... deux...

            - Fé bon pour moi, meufieu, réagit enfin Sengé. Ve présente mes excussses à ce fffal... (le gros mot qu'il manque d'un cheveu de sortir reste par bonheur dans sa bouche.) à ce co... ce co... ce cochon de Karl ! termine-t-il presque en criant.

            C'est plus fort que lui ; présenter des excuses à une telle crapule lui est impossible. Et l'autre d'enchaîner avec un petit rictus méprisant :

            - Vous voyez, m'sieur Bernard, ce crétin n'est rien qu'un minable. Laissez-moi m'occuper de lui apprendre les bonnes manières, à coups de...

            - Ça suffit ! hurle le chef d'établissement en bondissant de sa chaise. Vous trois, allez en cours. Vous deux, vous allez attendre dans le couloir, le temps que je convoque vos parents pour 17 heures. Mais je vous préviens, si je vous entends ne serait-ce que grommeler, c'est l'exclusion immédiate !

***

            En fin d'après-midi, de retour à la maison, Sengé doit serrer les dents pour ne pas éclater en sanglots. Il est tellement désolé d'avoir causé de la honte à sa mère. Mais il s'est justifié ainsi dans la voiture, tandis qu'ils revenaient du collège après une entrevue avec le principal plutôt orageuse :

            - Je ne pouvais quand même pas le laiffer embêter Chloé sans rien faire !

            - Bien sûr que non, mais ce n'est pas ainsi qu'il aurait fallu t'en mêler. Tu aurais dû signaler l'incident à un surveillant.

            - Ah voui... Je n'y ai pas penfé... ouille, pensé, a-t-il terminé en portant une main à sa lèvre tuméfiée.

            La vérité, c'est qu'il n'a aucun autre regret que celui de ce tort causé à sa réputation, et par ricochet à sa famille. Quoi que, pas à toute, car lorsque Rébecca a appris l'affaire à l'heure de la sortie elle a carrément éclaté de rire... avant de féliciter son frangin samouraï à l'oreille.

            Maintenant, c'est l'heure d'une nouvelle explication, en tête à tête entre Mme Lançon et son fils, dans la chambre de ce dernier. Il s'est assis sur son lit, adoptant un air penaud qui ne correspond pas vraiment avec son état d'esprit. Elle se tient debout devant lui, bras croisés, soucieuse et bizarrement silencieuse. Sengé en déduit qu'elle attend des excuses :

            - Pardon, maman. J'effaierai de ne plus recommenfer. Qu'est-che que je peux faire pour me racheter ?

            Sa maman réprime un sourire. Elle est inquiète, un peu fâchée, mais tellement fière de son petit héros.

            - Il va falloir que tu parles avec ton grand-père.

            Sengé la regarde, étonné. Quel est le rapport avec le souci du moment ?

            - Pourquoi ?

            - Il a des... comment dire ? des choses à te révéler.

            - Des choses ?

            - Sur toi, sur ce que tu es en réalité...

            - Que je suis un enfant adopté ? Oh mais fa, je le fais depuis toujours, et tu es ma maman, ma seule fraie maman !

            Disant cela, il se lève pour se jeter contre elle et l'enlacer.

            - Je le sais, mon coeur. Ce n'est pas cela. C'est... Il a un cadeau d'anniversaire pour toi.

            Sengé recule pour dévisager sa mère :

            - Ah mais oui ! C'est frai que c'est bientôt mon annifersaire.

            - Le 29, dans deux jours.

            - Je ne peux pas aller le voir avant ?

            - Si, bien sûr. Mais pour le cadeau et les révélations, il te faudra attendre le 29 février. Avant, ce ne serait pas bien.

            - Ok. J'attendrai.

            - C'est ça, et d'ici là, fais-moi la promesse, une promesse de samouraï, que tu ne joueras plus aux justiciers à l'école.

            - Au collège, maman ! Je ne suis plus un mioche de primaire.

            - Oh, mille excuses, môsieur le collégien !

            La promesse enregistrée, un gros câlin plus tard, Sengé se retrouve seul dans sa chambre. Il repense à cette curieuse annonce : Quel grand secret Grand-père Gendün peut-il bien avoir à lui révéler ? Et sur lui ?

 

 



[1]
                        [1] Le katana est le sabre courbe de la prestigieuse caste des Samouraïs dans le Japon féodal.

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16 juillet 2018

L'ultime révélation de la saga L'elfe au dragon...

        Au jour et à l'heure arrêtés par l'empereur, les elfes Sentinelles Kendhil et Errindha quittèrent le logement qui leur avait été attribué dans une aile du palais d'Isuldain. Le Premier chevalier Archémidia se chargea en personne de les accompagner jusqu'à la Maison impériale, puis à la salle des Audiences Privées. À leur approche, les deux gardes impériaux de faction ouvrirent en grand l'huis à deux battants. L'officier supérieur s'arrêta là, puis se tournant vers ses amis leur glissa un mot amical :

        « Je ne sais pas trop ce qu'il convient de dire en de telles circonstances. Bon courage et bonne chance me paraissent inappropriés. Alors, sachez simplement que je vous attends ici, avec confiance et impatience. »

        Les Sentinelles remercièrent leur ami d'une simple esquisse de sourire. À eux aussi manquaient les mots pour exprimer leurs sentiments, sans doute parce qu'ils étaient l'un et l'autre tendus à l'extrême. Main dans la main, ils pénétrèrent dans la salle agrémentée de nombreuses plantes et de fleurs, où la lumière tombait en abondance d'un plafond en partie vitré. Au centre, avaient été disposés deux lits en parallèle, très proches l'un de l'autre. Ils étaient d'une grande sobriété, sans tête ni pied, recouverts d'une couverture en toile d'Errundhil bleu nuit, avec un coussin de satin azur en guise d'oreiller. Les elfes éprouvèrent la même déplaisante impression qu'il s'agissait de lits de mort, l'un réservé à Kendhil, l'autre à Isuldain. Celui-ci n'occupait pas son fauteuil, au fond de la pièce, mais se tenait debout près du portique de l'oxylogramme, à gauche de l'entrée. L'appareil ne projetait pas l'image du Magicien Mézandion, puisque celui-ci avait pris possession du corps de Cyxcidion 1er quelques semaines plus tôt. Son bourdon en main, ce dernier était debout près de la tête des lits. À sa droite, se dressait une console haute sur laquelle étaient posés sur un plateau de cristal deux petits gobelets à liqueur en vermeil.

        Comme l'avait souhaité l'empereur, Élissande Ona était présente ainsi que Fixina. Toutes deux se tenaient du côté du fauteuil impérial, la première debout, la seconde assise. Pour cette circonstance exceptionnelle, l'Oraclidès avait choisi d'apparaître en sphinge, sa véritable incarnation.

        Errindha éprouva un grand étonnement à la vue de cette fabuleuse créature, que seul Kendhil avait eu l'immense privilège de contempler ainsi, dans toute sa « vérité ». C'était une chimère qui possédait un corps de félin, couleur fauve, au dos tacheté, duquel partaient deux immenses ailes d’aigle. Son buste était celui d’une femme, bien que la tête fût davantage animale qu’humaine. Son visage féminin au teint mat, avait un nez busqué et un menton légèrement fuyant, et ses yeux à l’iris d’or l’acuité implacable de l’oiseau de proie. En guise de chevelure, elle possédait un plumage brun, courant le long de sa nuque pour se fondre entre ses ailes. Chimères, les Oraclidès l'étaient sous une autre forme, unique, puisqu'elle étaient à la fois personnages de l'Ici, faites de chair et d'os, et  esprits de l'Occulte.

        Kendhil échangea un regard avec Fixina et lui sourit, rassuré car il savait qu'elle resterait près de lui lors de son passage dans l'Entre-deux-mondes…

        « Empereur Isuldain, Kendhil, approchez je vous prie », les convia soudain Mézandion. 

        L'elfon se raidit et le rythme de son cœur ralentit. Il suivit du regard l'empereur s'avançant vers le Magicien qui s'était emparé du plateau de cristal posé sur la console. D'un geste maîtrisé, bien que ses doigts fins tremblassent légèrement d'émotion, le souverain rejeta en arrière la capuche de son immense manteau blanc. Il portait une cagoule de lin fin sous son masque d'or. Il en dénoua le lien derrière sa tête, puis le laissa choir à ses pieds comme s'il devait ne jamais le remettre. La stupeur saisit les elfes Sentinelles, car le visage qui leur apparut n'était pas celui d'un vieillard, mais d'un homme mûr d'une quarantaine d'années tout au plus, imberbe et autoritaire. Ses sourcils étaient très bruns et ombraient des yeux à l'iris insolite, qui mêlait le bleu de l'humain et le vert sombre des elfes.

        Isuldain s'empara d'un des gobelets que lui offrait Mézandion, puis le vida. Une fois qu'il l'eût reposé avec délicatesse, il se tourna vers l'elfon qui semblait pétrifié de peur, alors qu'il n'était en vérité que subjugué par la prestance de l'empereur.

        « Kendhil ? murmura ce dernier.

        – Oui. Bien sûr », acquiesça le jeune Sentinelle d'une voix à peine audible.

        À son tour, il but la liqueur qui avait un goût singulier, mi-sucré mi-amer. Elle produisait déjà son effet, car il fut pris d'un vertige ainsi que d'une douleur dans la poitrine. Il n'en fut pas étonné, car il savait qu'il s'agissait d'un poison foudroyant…

        Des mains le saisirent aux bras, puis le guidèrent jusqu'à l'une des couches, l'empereur venant d'être allongé sur la sienne. Durant ses derniers instants de lucidité, Kendhil contempla le visage d'Errindha penchée sur lui. Elle souriait et elle était en larmes, ce qui le troubla, car les elfes ne pleurent jamais. Elle murmurait des mots d'amour ou peut-être seulement d'encouragement… des sons réconfortants qui l'accompagnèrent jusqu'à ce que son cœur cessât de battre.

        Au même instant, Cyxcidion 1er s'écroulait, comme terrassé par une crise cardiaque.

***

        Kendhil se redressa, surpris de n'avoir pas éprouvé de sensation désagréable. Aucune sensation, en vérité. Ni froid, ni chaud, ni odeur, ni couleur… Autour de lui se mouvaient des silhouettes floues qui lui semblèrent être celle des personnes qu'il venait à l'instant de quitter. Les lits avaient en revanche complètement disparu, ainsi que les murs et la décoration florale de la salle des Audiences Privées. L'empereur se tenait debout tout près de lui, explorant cet environnement immatériel, d'une luminosité laiteuse, avec un regard anxieux mais qui n'avait rien perdu de son autorité. Mézandion était à sa droite, tel qu'il l'avait toujours vu, dans sa chasuble bordeaux de Magicien, imberbe et le crâne parfaitement rasé.

        « Sommes-nous dans l'Entre-deux-mondes ? s'enquit-il.

        – Pas tout à fait, répondit le Magicien. Avec Fixina… (L'elfe et l'empereur eurent le même réflexe de se retourner. L'Oraclidès était derrière eux, impassible et parfaitement immobile. Sa présence était pourtant encore plus imposante et intimidante que dans l'Ici.) avec Fixina, nous vous maintenons à l'écart des passages qui aspirent les âmes et les propulsent vers Occulte.

        « Que va-t-il se passer, maintenant, seigneur Magicien ? » s'enquit Isuldain.

        Mézandion esquissa un fin sourire.

        « Vous avez prononcé le mot juste, Votre Majesté : passé. Nous allons d'abord remonter dans le vôtre, quelques temps avant qu'il ne fût… comment dire ? Interrompu par la magie. Ensuite, il vous faudra plonger dans le mien. C'est aussi simple que cela. »

        Le Sentinelle et l'empereur échangèrent un même regard perplexe. Tous deux pressentirent que ce à quoi ils allaient assister n'aurait rien d'un plaisant spectacle. Isuldain reporta son attention sur Mézandion, puis annonça :

        « Je suis prêt. Que dois-je faire ?

        – Vous souvenir, répondit le Magicien, énigmatique.

        – Me souvenir ? répéta l'empereur. Mais de quoi, grands dieux ? »

        Mézandion ne répondit pas, se contentant d'observer Isuldain qui, sourcils froncés, tentait de remonter dans sa mémoire aux origines d'événements dont il ignorait la nature même. Ce faisant, Kendhil remarqua qu'autour d'eux l'environnement avait changé : une brume blanche était montée, engloutissant la sphinge Fixina, ce qui lui causa un pincement d'anxiété. Il lui sembla alors entendre des bruissements de voix, comme des chuchotements étouffés par des cloisons. Soudain, l'empereur s'exclama :

        « Mais oui, cela me revient ! Comment avais-je pu oublier ?

        – C'est le Magistrum qui est responsable de votre amnésie partielle, révéla Mézandion. Mais heureusement, l'Occulte est le lieu de la mémoire absolue. C'est pourquoi il était indispensable que nous nous y retrouvions, au moins sur son seuil, l'Entre-deux-mondes. Ainsi délivré des limites de l'Ici, vous allez retrouver cet épisode de votre passé. »

        Le Magicien marqua une courte pause puis, s'adressant au Sentinelle, il expliqua :

        « Un jour, l'empereur Isuldain convoqua le Primat des Magiciens, qui se nommait Ézidion III. J'étais moi-même un des frères du Premier cercle et le probable successeur du grand maître de notre ordre, puisque ce dernier était proche de la sénilité, du  moins le pensais-je, et que j'étais le plus puissant de notre confrérie…

        – Le plus ambitieux aussi, fit remarquer l'empereur.

        – En effet, reconnut Mézandion. Notre souverain venait de fêter sa quarantième année, ce qui avait fait naître chez lui une préoccupation, qui très vite avait tourné à l'angoisse. »

        Il y eut un silence, brusquement interrompu par la voix de l'empereur, mais celle-ci ne provenait pas de l'homme qui se tenait à côté de Kendhil.

        « Votre Grandeur, frères du Magistrum, merci d'avoir répondu à mon appel. »

        Kendhil se retourna et découvrit avec stupeur que tout trois se tenaient à présent dans l'immense salle du Trône. Le souverain était débout au bas de l'imposant monument de la Souveraineté, où il répugnait à prendre place. La toge de cet Isuldain du passé n'était pas blanche, mais azur. En revanche, son masque était le même, qui lançait des éclats d'or dans l'ombre de sa large capuche. Face à lui, étaient assis en arc de cercle, sur des sièges sans dossier, trente Magiciens enveloppés dans la chasuble bordeaux et coiffés de la toque carrée de leur ordre. Bien qu'il ne le vît que de dos, Kendhil reconnut parmi ces éminents dignitaires la carrure raide et large de Mézandion, qui contrastait avec celle d'un vieillard tremblant et voûté, à sa gauche. Ce vénérable tenait à deux mains son bourdon dressé devant lui, comme s'il lui avait été indispensable pour ne pas basculer en avant. Le jeune Sentinelle remarqua l'absence de l'elfe d'Errundhil et d'ailleurs de tout autre personne, qu'il se fût agi d'un proche conseiller ou d'un officier de la garde prétorienne.

        « J'ai souhaité vous voir, en grand secret, poursuivit l'empereur, car j'ai une préoccupation à vous soumettre, majeure, vous l'aurez compris. Cela fait aujourd'hui près de dix ans que les armées unifiées de l'Empire ont remporté la dernière guerre sur les forces de l'Occulte qui s'étaient alliées aux grandes tribus nordiques. Cette paix est aussi fragile qu'une rose pleinement épanouie, puisqu'elle ne repose que sur un seul pilier, le pouvoir impérial. Que je vienne à mourir et tout l'édifice, que la dynastie Isuld a mis tant et tant de décennies à construire, pourrait s'effondrer, cette fois pour de bon…

        – Il faut donc un héritier ! l'interrompit le Primat d'une voix forte, comme s'il se réveillait tout à coup.

        – J'en aurai un, quand je le déciderai ! répliqua Isuldain sur le même ton. Mais là n'est pas ma préoccupation. C'est moi qui dois vivre, le plus longtemps possible, afin que le souverain qui me succédera hérite d'un empire assez solide et puissant pour demeurer uni en cas de nouvelle guerre avec l'Obscur.

        – C'est donc cela, murmura le Primat. Vous vivrez, Majesté, aussi longtemps qu'il est possible à un être humain, et pour cela vous disposez des meilleurs médecins du monde…

        – Je veux vivre plus longtemps qu'un être humain, le coupa l'empereur.

        – Plus longtemps comment ?

        – Je ne sais pas. Mais sans doute allez-vous m'apprendre ce que la magie, dont vous êtes les savants, pourrait m'apporter en longévité.

        – Nous prendriez-vous pour des Sorciers, Votre Majesté ! » gronda le Primat.

        Au comble de l'agacement, Isuldain quitta son immobilité pour effectuer quelques pas, dans un sens puis dans un autre. Visiblement, il déployait des efforts surhumains pour ne pas se jeter sur Ézidion III et l'étrangler. Kendhil s'étonna de ce comportement de la part d'un tel personnage, puis il se souvint que celui qu'il observait était pour ainsi dire un jeune homme comparé à celui qui se tenait près de lui dans l'Entre-deux-mondes et assistait à cette scène avec sans doute une très vive émotion. Les autres Magiciens restaient étrangement immobiles et silencieux, comme si la partie qui se jouait ne les concernait pas. Isuldain retrouva son calme puis, de nouveau planté face à ses interlocuteurs, mains croisées devant lui, répliqua d'une voix suave :

        « Préféreriez-vous que je sollicite la ghilde, Votre Grandeur ? »

        Le Primat haussa les épaules, puis lâcha :

        « Des médecins, c'est tout ce dont vous avez besoin pour prolonger au mieux votre existence.

        – Ainsi, le Magistrum n'aurait aucune solution à me proposer ? », déduisit l'empereur avec amertume.

        C'est alors qu'un des frères prit la parole :

        « Le Magistrum, non, mais des Magiciens du Premier cercle qui sauraient unir leur puissance, cela deviendrait envisageable. »

        Il attira sur lui les regards interloqués de ses semblables.

        « Qu'as-tu donc en tête, frère Oxtavion ? » demanda le vieux Primat.

        L'interpellé soutint le regard incisif du vieillard qui soudain comprit à quoi il faisait allusion.

        « Tu n'y songes pas sérieusement, n'est-ce pas ? s'indigna Ézidion III.

        – Si.

        – C'est pure folie, sans compter que...

        – C'est la seule solution pour sauver l'empire, donc notre confrérie », le coupa Oxtavion.

        L'empereur se garda d'intervenir, sentant que la partie venait de progresser en sa faveur. C'est alors que Mézandion décida d'intervenir :

        « Dans les livres des Ultimes, expliqua-t-il, il existe une procédure, dite des Âmes-liées. Elle permet d'attribuer à un homme certaines capacités ou caractéristiques d'un autre être de conscience, qu'il soit humain ou non-humain.

        – Non-humain, releva Isuldain. C'est-à-dire ?

        – Un elfe, par exemple.

        – Je vois, fit Isuldain en portant la main au menton de son visage d'or. Les elfes vivent trois à quatre fois plus longtemps que les hommes, ne connaissent ni la maladie ni la décrépitude ignoble de la vieillesse… »

        Ce disant, il sembla poser sur le Primat un regard plein de mépris.

        « Cela est vrai, Votre Majesté, convint Mézandion. Cependant, une telle opération, comme l'a souligné notre frère Oxtavion, requiert la puissance combinée de Magiciens de très haut niveau. Je ne suis pas certain que nous tous du Premier cercle, sans exception, acceptions de nous compromettre dans un tel égarement. Mais là n'est pas l'obstacle majeur. Prononcer la formule des Âmes-liées revient à violer les lois les plus intimes de la Vie. Il ne s'agit pas seulement d'un blasphème extrême, ce serait aussi prendre le risque de mettre en péril la réputation de l'ordre et du pouvoir impérial, si par malheur les peuples de l'Empire apprenaient que nous avons procédé à une transgression digne de l'Obscur. La confiance dans l'autorité impériale serait si gravement entamée, que cela entraînerait un affaiblissement généralisé du régime, un délitement de la cohésion de l'Empire dont nos ennemis ne manqueraient assurément pas de profiter. C'est contre nature, donc contre notre éthique. Désolé, Majesté, vous n'obtiendrez jamais l'approbation du Magistrum. En tout cas, pas la mienne. »

        Afin de bien marquer sa détermination, Mézandion se leva, ce qui était déjà en soi une marque inouïe d'irrespect à l'égard de l'empereur. Pourtant Isuldain ne broncha pas, se demandant peut-être jusqu'où irait l'insolence du Magicien, que ses frères se mirent à tancer vertement. À cet instant, Kendhil entendit Isuldain, celui présent à ses côtés, révéler :    

        « J'ai su à cet instant que mon trône était en train de vaciller. Si je laissais cet homme bafouer mon autorité, c'en était fini de la dynastie Isuld, car le Magistrum, qui devait déjà ruminer à mon encontre des projets de coup d'état, s'engouffrerait dans la brèche. Aussi ai-je réagi à l'instinct, sans songer aux conséquences.

        – Qu'avez-vous fait ? demanda Kendhil.

        – J'ai défié le Magistrum. »

        Le Mézandion du passé s'excusa puis salua l'empereur, comme si l'audience avait été levée. Alors Isuldain annonça :

        « Primat Ézidion III, voici ma décision : si les Magiciens ne savent pas comprendre et défendre l'intérêt suprême de leur empire, ils ne sont plus dignes d'en être l'élite savante. Votre confrérie perdra son rang de Haute institution pour rejoindre celui des Confréries et Castes ordinaires. Le Palais de Magie nous sera restitué et vous siègerez en un comté de votre choix, hors celui dont Éa-Kyrion est la capitale.

        – Mais Votre Majesté, si le frère Mézandion décide ne pas apporter sa magie à la nôtre…

        – Si la sécurité de l'Empire dépend ainsi de la bonne ou mauvaise volonté d'un seul homme, comment pourrions-nous continuer à faire confiance à la l'ordre des Magiciens ? »

        Kendhil comprit qu'Isuldain avait gagné la partie, car le Primat se mit à dodeliner de la tête avant de déclarer :

        « Nous n'avions pas l'intention d'échapper à nos responsabilités, Votre Majesté.

        – Votre Majesté, savez-vous bien à quoi vous vous exposez, en acceptant de vendre votre âme au Magistrum, en échange de quelques décennie de vie supplémentaires ? intervint Mézandion avec force.

        – Non, mais vous allez me l'expliquer.

        – Inutile ! s'écria le Primat en se levant avec une énergie qui surprit tout le monde. Cela relève de nos plus intimes secrets, et je t'interdis, frère Mézandion, d'en trahir un, ne serait-ce que par une phrase…

        – La formule des Âmes-liées permet à deux êtres de conscience d'échanger une part d'eux-mêmes, poursuivit le Magicien sans se troubler. Cela revient à vous enlever un organe vital et à le remplacer par le même, prélevé sur un autre individu. Ce donneur, que nous appelons l'âme liée, s'il s'agit d'un elfe, sera forcément un elfant, de préférence dans les toutes premières heures suivant sa naissance afin qu'il ne garde aucun souvenir de cette opération extrêmement traumatisante. Avez-vous conscience de la gravité des enjeux d'une telle décision, Votre Majesté ? »

        Isuldain approuva d'un imperceptible hochement de tête. Mézandion conclut avec froideur :

        « Mais rassurez-vous, mon empereur, cela ne se fera pas, car je n'y prêterai pas mes pouvoirs. »

        Kendhil se tourna vers Mézandion, celui de son époque, et lut sur son visage la même dureté que celle dont il venait de faire preuve au cours de cette audience. C'était comme s'il la revivait dans toute sa réalité.

        « Ai-je été cet elfant ? demanda-t-il.

        – Oui, répondit sobrement Mézandion.

        – Voulez-vous dire qu'en moi…

        – Oui.

        – Qu'en moi réside une part de l'âme de l'empereur et chez l'empereur une part de mon âme.

        – Oui », confirma encore Mézandion.

        Dans la voix du Magicien vibrait une émotion de rage plus que de remords. Isuldain l'interrogea à son tour :

        « Ainsi, vous avez finalement cédé à la pression de vos pairs.

        – Non, mais vous ne l'avez jamais su, Majesté.

        – Voulez-vous dire que le Magistrum vous a forcé la main ?

        – C'était impossible.

        – Comment ont-ils procédé, en ce cas, après que j'aie donné mon accord ? »

        La peur transparaissait, non pas dans la voix du souverain qui conservait un timbre toujours égal, mais dans son esprit. Car Kendhil percevait les vibrations que celui-ci émettait, de la même façon qu'il captait dans l'Ici la présence et même l'humeur d'un animal embusqué à proximité. Mézandion baissa la tête ; il savait qu'ils étaient parvenus au seuil de l'ultime révélation, un seuil aussi douloureux et effrayant à franchir que celui de l'enfer.

        « Ai-je finalement accepté de subir ce rituel des Âmes-liées ? demanda Isuldain.

        – Oui, mais en en ignorant un détail… un épouvantable détail. »

        Le Magicien annonça alors qu'ils allaient maintenant plonger dans  sa propre mémoire.

        «Isuldain subit le rituel des Âmes-liées, au Palais de la Magie, dans la salle du Chapitre, raconta-t-il. Je n'avais pas été autorisé à assister à l'opération, mais je tenais à être présent. Alors, je me suis posté devant l'entrée que des Miliciens gardaient, croyant naïvement qu'ils pourraient m'en interdire l'accès si j'avais voulu interrompre cette ignominie. Les cris que vous poussiez, Votre Majesté, étaient si déchirants que ces soldats, pourtant aguerris à maîtriser la moindre émotion, étaient blêmes et montraient des signes d'agitation. Et puis, il y avait ceux de l'elfant… »

        Kendhil tressailli, saisit au cœur par ces hurlements immondes qui retentirent à cet instant. Il s'y mêlait autant la douleur que l'appel à la pitié. L'elfon se retourna et vit le Mézandion du passé, de dos, tenant d'une main ferme son bourdon, dont la demi-sphère de cristal émettait un rayonnement rouge. Dix officiers Miliciens lui interdisaient l'approche de la haute double porte en acajou de la salle du Chapitre. Certains étaient armés d'une puissante arbalète.

        L'elfe Sentinelle perçut une pression sur son avant-bras droit. Il baissa le regard et vit que l'empereur, au comble de l'horreur, le lui avait saisi.

        « Je me souviens maintenant, murmura-t-il, le souffle court. Je me souviens de cet arrachement, de cette main de glace enfoncée dans mon âme et… »

        Soudain, les cris cessèrent. Mézandion, celui qui se tenait devant la porte, recula d'un pas. Quelques secondes passèrent, puis les battants de l'huis s'ouvrirent devant deux personnages de haute stature, qui sur le coup apparurent à Kendhil comme de sombres spectres vaporeux. Les Miliciens s'écartèrent, une peur indicible marquant leurs traits d'ordinaire si durs.

        Les deux silhouettes s'arrêtèrent devant Mézandion qui leur barrait le passage. Celui qui se tenait à droite, légèrement en retrait du premier, portait dans ses bras un paquet de tissu dont Kendhil identifia l'origine, puisqu'il s'agissait de la laine végétale avec laquelle les Sentinelles d'Oriadith confectionnaient les couvertures les plus douces. Un petit bras potelé et pâle en émergea tout d'un coup.

        « Est-ce moi ? » demanda l'elfe dans un souffle.

        Il n'obtint pas de réponse.

        Il était impossible de distinguer les traits de ces deux créatures obscures, car elles étaient environnées de voiles de brume noire qui tournoyaient autour d'elles.

        « Qui sont-ils ? demanda Isuldain.

        – Le premier est un Mage de l'Obscur. L'autre n'est que son assistant », répondit Mézandion à son oreille, comme s'il craignait de perturber cette scène qui pourtant était déjà sculptée dans le marbre de son histoire.

        L'espace d'un instant, une sorte d'éclaircie autour du Mage révéla brièvement son visage… Mais ce blafard masque ovoïde, percé d'yeux bridés d'un noir profond et d'une bouche réduite à une simple fente, était-ce vraiment un visage ?

        « Seigneur Mézandion, que faisait un Mage de l'Obscur chez les Magiciens ? demanda l'elfon, bien qu'il eût déjà deviné la réponse.

        – Il me remplaçait. Pactiser avec l'Obscur fut l'ultime recours des Magiciens du Premier cercle pour satisfaire l'empereur… ou plutôt pour le piéger, comme l'eût fait un maître chanteur. En échange, le Mage avait exigé de pouvoir emporter l'elfant Sentinelle. Ainsi espérait-il sans doute détenir un précieux pouvoir d'influence magique sur Isuldain, au cas où une guerre aurait éclaté entre l'Empire et les Seigneurs de l'Obscur.

        – Comment le Magistrum a-t-il pu accepter une telle concession ? s'indigna Kendhil.

        – Parce qu'il avait prévu d'éliminer l'empereur à la première opportunité. Dans l'attente de ce jour, le secret de la longévité de ce dernier lui garantissait sa place au sommet de la hiérarchie des castes et confréries. »

        Le Mage émit un grondement, puis une question :

        « Que voulez-vous, Magicien ? »

        Sa voix était étrangement suave.

        « Vous ne partirez pas avec cet elfant, s'opposa Mézandion.

        – Pourtant, il est le juste paiement de mon travail.

        – Il est la victime d'une trahison. Il ne quittera pas l'Empire. »

        Les voiles d'obscurité autour du Mage parurent s'épaissir. C'est alors que, foudroyant comme l'éclair, Mézandion attaqua !

        Il étendit vivement sa main libre vers les portes qui se refermèrent en claquant violemment derrière le Mage et son disciple. Puis il leva son bâton de magie dont la luminosité devint aveuglante, au point que les Miliciens durent se protéger les yeux de leurs bras. La riposte de l'être de l'Obscur fut tout aussi fulgurante, arrachant à Mézandion son bourdon qui vola loin dans le couloir. Pourtant, cela n'affecta pas le Magicien ; il s'avança vers le savant de l'Obscur en déclarant :

        « Rien ne vaut les simples et bonnes vieilles méthodes des Trépasseurs. »

        L'instant suivant, un poignard apparut dans sa main droite, qu'il enfonça à plusieurs reprises dans la silhouette de brume. Le Mage s'effondra, émettant une suite de sons qui devaient former un ordre à l'adresse de son assistant, car celui-ci s'élança dans le couloir avec le bébé. Mézandion tendit vivement une main vers un Milicien et par la force de l'esprit lui prit son arbalète qu'il saisit au vol. Il fit volte face tout en épaulant l'arme, et sans paraître viser décocha le trait. Kendhil écarquilla les yeux, car il se trouvait sur la trajectoire du projectile qui le traversa, en un bref chuintement. Il le suivit du regard et vit l'assistant du Mage se cambrer sous le choc de cette flèche qui l'atteignit entre les omoplates, puis s'étaler sur le tapis rouge du couloir. Éjecté de son nid de tissu, l'elfant roula au sol en hurlant. Le pas ample, Mézandion alla le ramasser, l'enveloppa, puis l'emporta.

        La scène se brouilla et le spectre Mézandion reprit la parole :

        « Je n'eus dès lors d'autre alternative que de t'emmener au loin, très loin, et pour toujours demeurer avec toi dans l'exil et l'oubli[1]. Afin que nul ne sache, pas même une Oraclidès, l'origine de ce que tu nommeras plus tard ta singularité, je l'ai dissimulée sous un épais voile de mystère, comme d'ailleurs le fit le Magistrum pour l'empereur. Dans son cas, une simple formule permettait de lever ce secret, comme on décachette un document compromettant pour s'en servir contre son auteur. Telle est votre histoire, empereur Isuldain et toi, Kendhil d'Oriadith, qui fit de vous d'improbables alter ego. Puisse jamais personne ne l'apprendre. »

        Après un long silence, l'empereur demanda :

        « À quand ses événements remontent-ils ?

        – Kendhil est dans son sixième âge, cela fait donc un peu plus de soixante ans. »

        L'empereur eut une pensée qui lui tira un sourire d'amusement :

        « Je suis donc centenaire.

        – Un jeune centenaire, Votre Majesté, puisque vous vivrez aussi longtemps qu'un elfe Sentinelle.

        – Espérons-le », murmura le souverain, pensif.

        Puis il annonça :

        « J'ai moi aussi un secret à vous révéler. Outre une insolente bonne santé et cette étrange aptitude à traverser les années sans que mon corps subisse les outrages du temps, j'avais une curieuse raison de penser que je n'étais pas un humain tout à fait… humain. »

        En guise d'explication, il rejeta sur sa nuque la cagoule de lin fin qu'il portait en toute circonstance, même devant son fils ou Élissande Ona. Mézandion et Kendhil découvrirent alors que les oreilles de l'empereur d'Isuldain étaient légèrement, très légèrement pointues. En vérité, elles étaient la copie conforme de celles d'un elfe Sentinelle.

        La stupeur qui se peignit sur le visage de ses compagnons sembla le réjouir. Il parut évident qu'il était également soulagé de comprendre enfin pourquoi la nature l'avait doté d'une anomalie aussi insolite qu'inexplicable.

        « Ainsi nous serions comme deux frères ? s'étonna Kendhil.

        – Votre lien est beaucoup plus subtil que cela, rectifia Mézandion. Pour faire simple, considérez qu'il y a de l'Isuldain dans Kendhil et du Kendhil dans Isuldain. Cela se manifeste par des détails physiques ou psychologiques communs, mais peut-être aussi un partage... Je veux dire que vous devez être conscient que la mort de l'un entraînera probablement celle de l'autre.

        – Les elfes ne meurent pas, rappela Kendhil.

        – Alors nous dirons la transfose[2]. »

        Cette dernière inspira une autre question à l'elfon, à propos de sa naissance :

        « Vous avez été mon père adoptif dans le premier âge de mon elfance, seigneur Mézandion, et m'avez rendu aux miens sans révéler le nom de ma lignée. Puis-je le connaître maintenant ?

        – Effrendidh. Tu en es le dernier et le seul représentant, parce que les tiens ont été éliminés lors d'une expédition sauvage menée par les orques de l'Obscur, commandités et guidés par des sbires du Magistrum. Si tu décides de garder ce nom, tu en seras le refondateur. »

        Le jeune Sentinelle éprouva une grande bouffée d'émotion à cette révélation. Il était à la fois horrifié par l'attitude des Magiciens et merveilleusement soulagé par cette révélation qui sonnait comme l'annonce d'une renaissance, la sienne en l'occurrence. L'expression du Magicien s'assombrit, ce qui l'inquiéta :

        « Vous ne nous avez pas tout dit ?

        – En effet. Il me reste un avertissement à vous délivrer. L'Empire tient toujours et pour quelques années encore dans un équilibre précaire. La vérité, c'est qu'il n'a même jamais été aussi près du gouffre, parce que l'Obscur sent venir son heure. Vous devez vous y préparer, comme votre cœur vous le commandera. »

        Il sourit puis termina :

        « Mais c'est une autre histoire qui ne concerne que l'avenir, celui d'une nouvelle ère du règne d'Isuldain. »

        Une voix douce et féminine intervint à cet instant :

        « Il est temps de retourner à l'Ici, et c'est à moi qu'il revient de vous guider. »

        Fixina venait de réapparaître, nimbée de brumes qui se dissipèrent rapidement. Kendhil acquiesça, puis il adressa un regard reconnaissant à Mézandion.

        « Vous reverrai-je ? » demanda-t-il.

        Comme s'il n'avait pas entendu, à moins qu'il ne fût déjà en route pour l'autre monde, le Magicien s'inclina à la manière elfique, puis se retira. Au même instant, dans la salle des Audiences Privées du Palais d'Isuldain, Élissande Ona, conformément aux instructions qu'elle avait reçues du spectre Mézandion, administra à l'empereur, puis à l'elfe Sentinelle, l'élixir qui anéantirait l'effet du poison qu'ils avaient avalé… quelques secondes plus tôt.

***

        Un certain temps après ces événements…

        Karlo battait vigoureusement des ailes pour se maintenir en suspension au ras des cimes de la forêt d'Oriadith.

        « Non, pas celui-là ! gronda-t-il. Vous devriez plutôt en choisir un qui soit plus près de la lisière. Ainsi, quand je voudrai vous voir, je ne serai pas obligé… pfou ! pfou ! de m'épuiser comme maintenant. »

        Une réponse s'éleva des frondaisons :

        « Karlo, tu es gentil, mais c'est une affaire entre Errindha et moi, une affaire assez compliquée comme cela, crois-moi.

        – Gronf ! J'ai bien le droit de donner mon avis, non ? Je fais partie de la famille !

        – Je te rappelle que chez les Sentinelles, nous disons lignée et que la mienne s'appelle Effrendidh.

        – La NÔTRE ! rugit Karlo.

        – Mais oui, la nôtre, bien sûr ! confirma Kendhil. S'il te plaît, mon frère, laisse-nous un moment.

        – Mais tu ne nous déranges pas », objecta la voix d'Errindha.

        Soudain, sa tête émergea au sommet d'un des arbres, juste en aplomb du dragon rouge. Une feuille prise dans sa chevelure dénouée s'agitait comme une petite main verte qui saluait le mastodonte.

        « Alors, ma sœur, ça y est, vous l'avez enfin choisi, votre arbre-maison ? demanda Karlo.

        – Oui et non. En fait, je pense que c'est toi qui as raison. Il faudra qu'il soit au bord de la forêt, plutôt du côté de la montagne, le plus haut possible…

        – Ah ! Et Kendhil serait d'accord ?

        – Euh… oui, répondit l'intéressé en paraissant à son tour. Tu sais, Karlo, chez les Sentinelles, c'est l'elfide qui choisit...

        – Rejoins-nous sur la haute prairie ! » s'écria joyeusement Errindha.

        Et elle disparut subitement dans les feuillages.

        Karlo accueillit la nouvelle par un rugissement de joie qui fit s'envoler tous les oiseaux à une demi-lieue à la ronde. Et il y eut quelques autres oreilles pour entendre ce grondement faramineux : Gastien Lazy et, sur son poing, son alter ego l'aiglon Orhass, l'elfe d'Errundhil qui montait un superbe cerf fauve, les chevaliers d'Isuldain qui constituaient une puissante escorte commandée par le seigneur Archémidia, ainsi qu'en tête de colonne, chevauchant un sublime Kolphis, ce cavalier drapé dans un grand manteau immaculé et dont le visage était dissimulé sous un masque d'or…

 

        Un elfant Sentinelle fut le premier à repérer le convoi impérial en approche. Aussitôt, il s'en alla prévenir Kendhil et Errindha qui, au plus haut de la forêt, avaient enfin choisi l'arbre qui abriterait, pour de nombreuses générations, la lignée Effrendidh.

        « Ils arrivent ! Ils arrivent ! »

        Dans la tradition Sentinelle, le choix de l'arbre-maison donnait lieu à une cérémonie, puis à une fête où étaient conviés tous les amis du voisinage, tous les alter ego, tous les frères et sœurs de cœur… et bien sûr l'empereur Isuldain, même s'il ne se déplaçait jamais en personne. Mais cette fois, il avait choisi de répondre lui-même à l'invitation, ce qui n'était jamais arrivé depuis… au moins le début de son règne. À Éa-Kyrion, la population se demandait ce que pouvait cacher pareil voyage dans l'Est, non sans une certaine inquiétude, car Oriadith n'était pas si loin de la frontière avec l'Obscur.

 

FIN…



[1] Voir Le jugement des dragons dans la même collection.

[2] Les elfes ne meurent pas, ils se transforment. C’est ce phénomène qu’on appelle la tranfose.

 

13 juin 2018

Les premières pages de Plastique apocalypse..

Sorti le 21 juin 2018, ce court roman pour jeunes adolescents (10 - 13 ans), raconte ce que cela fait aux ultra-connectés et consommateurs insouciants d'aujourd'hui, quand leur monde est ramené en quelques semaines au XIXème siècle, avant que le pétrole ne provoque la révolution industrielle et la dévastation de notre environnement. Et cela grâce à l'irresponsabilité d'un apprenti-sorcier qui se croyait plus fort que la nature...

 

2018-Plastique

 

À l’origine, le Plastivorax était une formidable avancée en biotechnologie. Côté pile, on allait traiter sans résidu ni pollution tous les déchets en plastique de la Terre. Côté face, son inventeur empocherait des milliards de dollars. Mais il y avait aussi le petit détail qui tue, celui que refusa de voir cet apprenti sorcier qui croyait tout maîtriser, jusqu’aux lois de la nature. Résultat : rien moins que la fin du monde, enfin... tel que nous le connaissons.

9 janvier 2018

Les premières pages de La Théorie du complot...

 

Page de garde Théorie Capture

Chapitre 1 - Vendredi 13 novembre 2015

 

           Ce vendredi-là, un peu avant 22 heures, Sébastien Karminsky est dans sa chambre… et il s'amuse !

            Il glousse de joie, tel un diablotin concoctant un coup délicieusement tordu. Ses doigts fins et pâles pianotent avec dextérité sur le clavier de son PC de bureau, tandis que se forment les lignes de son message. C'est un avertissement, sérieux, rigoureux, celui d'un honnête indigné qui alerte ses concitoyens : « Ces appareils optiques ultrasophistiqués sont équipés d'un canon miniaturisé à rayon X, incrusté dans la branche droite. L'autre accueille le capteur de retour qui, après analyse d'ondes, reconstitue l'image tridimensionnelle de la personne visée. Le résultat est ensuite projeté sur le verre droit de ces lunettes très spéciales, pareillement que les Google Glass. Comme vous pouvez le constater sur la photo ci-dessous, réalisée dans l'un des laboratoires secrets de la police scientifique, même un canif de très petite taille ne peut échapper à ce détecteur, pas plus que l'anatomie la plus intime du sujet. »

            Pour agrémenter son texte, Sébastien inscrit en dessous ce qu'au premier regard on prendra pour la simple radiographie en pied d'une femme. Mais à s'y pencher d'un peu plus près, ce que fait notre « lanceur d'alertes bidons », autrement appelé « concepteur de hoax », ou encore « mauvais-plaisantin-qui-adore-exploiter-la-propension-naturelle-de-l'humain-à-croire-en-n'importe-quoi-même-les-pires-crétineries », on ne voit rien moins qu'une femme nue. Ses galbes charmants sont soulignés par une subtile luminosité blanchâtre tandis que, épousant ses courbes voluptueuses, ses vêtements apparaissent sous la forme d'une aura translucide.

            Le jeune homme, quinze ans à peine mais des compétences en informatique dignes d'un professionnel, se redresse, satisfait de son œuvre. Quand son hoax sera prêt, c'est-à-dire avant que le sommeil le terrasse, il le transformera en mail qu'il balancera dans la nature Internet afin qu'il s'y répande et s'ébatte joyeusement, essaime et effraie les braves gens. Le but, cette fois, est de faire croire que la police en civil va bientôt être équipée d'un nouveau bijou technologique, à savoir une paire de lunettes qui voit à travers les vêtements, dans le but louable de débusquer plus efficacement les terroristes et autres criminels de tout poil. Afin de mesurer l'impact de son canular, Sébastien le plaisantin surveillera le buzz qu'il produira sur Internet, notamment dans les innombrables forums et autres réseaux sociaux auxquels il est abonné sous un nombre non moins conséquent de pseudonymes. Le dernier en date : Trouducuquisandédi. Dans le meilleur des cas, il en entendra parler dans son collège parisien, et ce sera trop drôle de jouer les innocents en écoutant les commentaires de ses petits camarades de 3ème.

            Il croise les bras. Malheureusement, songe-t-il avec fatalisme, les rumeurs fumeuses sont devenues si nombreuses sur le web, que chacune voit se diluer de plus en plus son « potentiel d'embrasement » – expression qu'il a inventée pour désigner le pouvoir de diffusion, donc de nuisance, d'un hoax.

            – C'est la loi du marché, soupire-t-il à voix haute en se laissant aller contre le dossier de sa chaise pivotante de bureau.

            Un long moment il reste ainsi, à la fois pensif et tendu, à faire des petits mouvements de girouette sur son siège, conscient de la fatuité de cet activisme vain, proche du misérabilisme social, de l'indigence intellectuelle et pire que tout, d'une affligeante médiocrité. Pour comble, tournant d'un quart de tour vers sa gauche, il se retrouve face à lui-même, ou plutôt à son reflet dans l'une des vitres de sa grande bibliothèque en chêne héritée de son grand-père. Tandis que son visage émacié de grand dégingandé est noyé dans un flou sombre, le savant fouillis de boucles brunes de sa chevelure forme au-dessus de son front comme des cornes de diablotin. Il s'ébouriffe et décide qu'il en a assez fait pour ce jour et qu'il doit se mettre au lit. C'est alors que de l'autre côté du vestibule du petit appartement qu'il partage avec sa mère, une voix retentit :

            – Sébastien ! Viens voir, il s'est passé quelque chose !

            Réponse typique du collégien en pleine crise d'adolescence :

            – Moin, quo-a ?

            – Y'a eu une attaque terroriste. C'est la guerre dans Paris !

            Electrisé par l'annonce, le jeune homme bondit pour rejoindre sa mère dans le salon. La télévision diffuse les images nocturnes d'un carrefour de la capitale, bloqué par de nombreuses voitures de police, gyrophare tournoyant, et de policiers en armes revêtus de leur gilet pare-balles.

            – Qu'est-ce qui se passe ? s'enquiert le garçon.

            – Un attentat, répond Mme Karminsky, fascinée autant qu'horrifiée devant les scènes de guerre diffusées par une chaîne d'information continue.

            Dans la moitié gauche du téléviseur, apparaissent deux journalistes, un homme et une femme, tandis que l'autre moitié montre un correspondant sur place. Le présentateur en studio porte brusquement la main à son oreille droite, signalant qu'en régie on lui transmet un fait nouveau dramatique :

            – Oui, pardon… On m'informe à l'instant que deux ou trois hommes lourdement armés auraient pris plusieurs centaines de personnes en otage au Bataclan. Ils auraient… c'est ça, on me confirme qu'on a entendu des tirs. Il y aurait de nombreux morts… Jérôme Lacour, vous êtes tout proche de la salle de spectacle, est-ce que vous pouvez nous confirmer cette nouvelle fusillade ?

            L'envoyé spécial, un volumineux micro à la main, hoche la tête.

            – En effet, il y a à peine deux minutes, plusieurs détonations ont retenti boulevard Voltaire, dans la salle du Bataclan, non loin de là où je me trouve. Pour le moment, il est bien sûr impossible d'approcher… (le journaliste se trouble) Excusez-moi, il y a encore des détonations. La BRI, les forces d'interventions de la police, sont sur les lieux, peut-être est-elle en train de donner l'assaut. Le quartier est bien évidemment bouclé par un déploiement impressionnant de forces de police…

            – Jérôme, pouvez-vous nous dire s'il y aurait des victimes ?

            – Oh oui ! Un bilan très lourd est même à craindre. Je vous rappelle que ce soir cette salle de spectacle était pleine à craquer pour le concert d'un groupe de musique rock… Oh ! J'entends… (il jette un regard par-dessus son épaule) c'est terrible ! Je ne sais pas si vous les entendez, mais il y a des tirs… une explosion !

            La sidération est telle que le binôme de journalistes en studio reste sans voix, tandis que leur collègue continue de commenter ce qu'il entend, à défaut de voir quoi que ce soit. Assis côte à côte sur le canapé, Sébastien et sa mère sont de la même façon saisis d'effroi. La femme, une main sur sa poitrine comprimée d'émotion, explique que ce n'est pas là le seul drame qui se déroule en ce moment même dans les rues des 10ème et 11ème arrondissements…

            – Ils ont aussi mitraillé des gens à des terrasses de restaurants, annonce-t-elle la gorge serrée. Il y a des terroristes partout dans Paris. Ils sont en voiture et tirent sur les gens à l'aveugle. C'est un carnage ! Mon Dieu, c'est épouvantable !

            – Allons, maman, n'exagère pas. C'est grave, oui, mais bon…

            Elle le dévisage, à la fois consternée et offusquée. Elle ignore encore que son fils est un expert en exagérations, informations déformées par l'émotion et autres tentations d'ajouter du catastrophisme au catastrophisme. Pour lui, c'est un attentat important, certes, mais de là à parler de massacre… Il acquiesce néanmoins complaisamment. C'est alors que la chaîne d'information affiche une carte de Paris, signalant par des symboles clignotants les différents points où ont lieu les attaques terroristes. Et voici qu'un dernier bilan est annoncé : au moins 120 morts et des centaines de blessés.

            – Ah oui, quand même, lâche Sébastien.

            Dès lors, il ne doute plus que Paris soit vraiment la cible d'une attaque massive et meurtrière. Et pour couronner le tout, voici qu'on parle d'explosions au Stade de France, à Saint-Denis, où se déroule un important match de football en présence du Président de la République.

            Quelques minutes encore, Sébastien reste planté avec sa mère devant le téléviseur qui paraît diffuser un énième film de guerre ou de fin du monde, puis soudain il se lève.

            – Je retourne dans ma chambre, annonce-t-il.

            Mme Kaminsky est si bouleversée qu'elle ne répond même pas. Il pourrait ajouter, « J'ai du travail », mais comme il est déjà presque 23 heures…

 


 

 

30 juillet 2017

Les premières pages de Blaise Cyrano - Le raté magnifique

 

Acte premier
La flamboyance des mots, contre l’indigence des sots


Les 3es du collège Edmond Rostand ont bien fait les choses cette année : pour la fête de rentrée, une tradition dans cet établissement, leur association d’élèves a loué la salle du Tivoli. C’est un vieux cinéma désaffecté, utilisé par le club de ping-pong quand il ne sert pas de salle de bal. Sur sa petite scène en demi-lune, ce monument des années 1960 a conservé ses deux lourds rideaux de velours, flanquant un écran devenu jaunâtre. Des antiques sièges en velours pourpre à assise rabattable ne subsistent que quelques rangs disposés le long des murs, de part et d’autre de l’espace d’activité. Et de l’activité, ce soir on en promet comme jamais ! La sono louée à une société spécialisée est à la pointe de la hi-fi ; la déco, digne d’un cabaret chic de Paris ; le buffet, à la hauteur de la gloutonnerie des pires ogres adolescents en pleine croissance. Les premiers arrivés en restent bouche bée. De même la boule à facettes, suspendue en aplomb de la piste de danse, capte l’attention dès l’entrée et impressionne par son énormité.
Les invités – près d’une cinquantaine ont confirmé leur venue – sont accueillis par une
musique réglée pour le moment en mode cool ambiance. Le programme prévoit en effet, une
fois que tout le monde sera là, de procéder à la présentation des élèves venus d’autres collèges,
assortie d’un petit concours de discours et de séduction. Puis ce sera le signal de l’assaut
donné au buffet. Celui-ci a été installé sur des tables à tréteaux au fond de la salle. Après, seulement après, la musique sera poussée à fond et toute folie autorisée, ce jusqu’au bout de la nuit... ou presque, l’extinction des feux étant prévue pour vingt-trois heures.
Antoine Ragueneau, fils du propriétaire d’une des grandes brasseries de la ville, est l’un des
principaux généreux donateurs de cette soirée hors norme. Et comme c’est aussi un organisateur dévoué, il a personnellement supervisé l’acheminement et l’installation des boissons– la plus alcoolisée étant une cuvée spéciale de cidre brut –, ainsi que des petits fours et autres gourmandises à grignoter sans modération. Tout est prêt, il peut enfin souffler, campé poings sur les hanches au milieu de la salle, pour contempler son oeuvre avec fierté. Un camarade bénévole lui tape amicalement sur l’épaule en le félicitant. Sa grosse bouille de bon vivant élevé aux denrées premier choix rosit de bonheur. Il sourit tel un Cupidon satisfait du travail accompli, un Cupidon de quatre-vingt-cinq kilos, de un mètre soixante de tour de taille pour un mètre soixante-dix-huit de hauteur. S’il a l’oeil bleu pétillant d’un angelot, sa chevelure brune évoque plutôt celle d’un galopin joyeusement ébouriffé.
Calix, une camarade de 3e B, vient à son tour le flatter :
— Ça va être géant !
Ragueneau la dévisage comme s’il découvrait une bête curieuse, genre extraterrestre débarquée de la quatrième dimension. Il faut dire qu’il n’a jamais vu sa camarade de classe ainsi coiffée : sa chevelure teinte en bleu, scintillant de myriades de paillettes, cascade sur le côté droit de sa tête. Son visage est entièrement maquillé dans des tons bleutés et blancs, avec des nuances rosées de crépuscule d’été. Quant à sa tenue, elle a également opté pour l’originalité et l’harmonie des couleurs... vives. Du coup, il se demande s’il n’aurait pas pu, lui aussi, faire l’effort de troquer son vieux jean délavé et son tee-shirt Superman aux couleurs passées contre une tenue plus « soirée délire et fou rire ».
— Je le crois, finit-il par marmonner. Ce sera la plus belle fête de l’histoire des fêtes de Rostand. En grande partie grâce à moi...
— Et un peu aussi grâce au chéquier de ton père.
— Un peu.
Il consulte sa montre qui marque 19 h 32.
— Ça ne va pas tarder à commencer. Tiens, il pleut ? demande-t-il en s’avançant vers un grand blond à nez de fouine.
Ce dernier vient de faire son entrée dans la salle en agitant les bras et les pans de sa veste de sport mouillée.
— Un temps de chien, ouais ! Salut, Antoine !
— Salut, Max. J’espère que ça ne va pas dissuader les gens de venir.
— Sûrement pas ! D’autant qu’on annonce du beau monde.
Max adresse un regard espiègle au garçon qui le suit de près, Christian, lui aussi trempé mais Blaise Cyrano, le raté magnifique nettement moins souriant. C’est un jeune homme de fort belle prestance qu’on croirait tout droit sorti d’un catalogue de mode ado. Pourquoi affiche-t-il donc une mine si soucieuse ?
— Ça va, Christian ? En forme ? s’inquiète le maître de cérémonie.
— Oui, et Roxane sera là, vous croyez ? s’enquiert le beau blond, tout à son obsession.
— J’espère ! C’est sympa d’être venu ? Tu ne vas pas le regretter.
— Un peu obligé. Et Roxane, tu es sûr qu’elle viendra ou tu le crois seulement ?
— En tout cas, c’est ce qu’elle a annoncé sur sa page Facebook.
— Et ton pote bizarre, il va venir aussi ? demande Max.
— Mon pote bizarre ? J’ai aucun pote bizarre, moi. Si c’est à Blaise Cyrano que tu penses, alors oui, peut-être. Ça dépend, s’il y a du vent...
Calix demande :
— Qu’est-ce qu’il a de bizarre, ce Cyrano ?
Max plisse une moue inspirée. La bizarrerie en question relèverait-elle du secret d’État ?
Ragueneau s’empresse d’intervenir, comme s’il y avait danger dans l’air :
— Je serais toi, Max, je m’abstiendrais Acte premier d’aborder le sujet, en tout cas pas devant lui si tu
tiens à tes dents.
— J’y tiens, mais sache, petit homme, que ce bouffon ne m’impressionne pas.
— Ben voyons... N’aborde pas LE sujet devant lui, c’est tout ce que j’ai à te dire. Je t’aurai prévenu.
— Hé ! Vous allez me mettre au parfum, oui ? proteste Calix. On ne vous a jamais appris que c’était impoli de faire des cachotteries devant les gens ? Surtout les ondines, précise-t-elle en esquissant un geste précieux vers sa chevelure bleutée.
— Tu ne l’as jamais vu ? s’étonne Max.
— Ben, non, fait-elle avec un haussement d’épaules. On n’est pas dans la même troisième, je te rappelle, sans compter que j’ai été absente deux semaines après la rentrée. Ragueneau manifeste un embarras qui achève de mettre la fille sur le gril.
— Cherche pas, élude-t-il. C’est un truc de mec jaloux.
— Jaloux ! explose Max. Qui pourrait être jaloux de sa...
— Hé là, bas les pattes ! l’interrompt brutalement Antoine. (Puis, fendant le groupe.) Le buffet n’est pas ouvert. Alors vous reposez ces mini-sandwichs im-mé-diate-ment ! Pigé ?
Ses amis l’observent houspiller une bande de quatre garçons qui roulent des mécaniques tout en s’empiffrant vulgairement. Des inconnus au bataillon ou alors vaguement et de loin.
— C’est qui, ceux-là ? Ils sont à Rostand ? demanda Calix.
— En 3eA, répond Max. Ils viennent du collège La Fontaine qui a fermé l’an dernier, c’est pour ça
qu’on ne les connaît pas. Ce sont des frimeurs... Aucun intérêt. Oh, mais que vois-je, messire Christian ? Des têtes connues, et quelles têtes !
Par la double porte capitonnée grande ouverte de la salle, ils peuvent apercevoir un groupe de cinq filles qui viennent de s’engouffrer précipitamment dans le hall. Dehors, la pluie a tourné au déluge, malmenant les parapluies. Tout en riant, deux d’entre elles agitent le leur pour l’égoutter. Max  entraîne, quasiment de force, son copain Christian pour les rejoindre... Les invités sont accueillis par deux membres de l’équipe organisatrice : Cléa et Jérémie. Debout derrière une table de classe, ils assurent avec sérieux et autorité l’encaissement de la contribution « volontaire » dont chacun doit s’acquitter, soit cinq euros minimum, en échange d’un sticker rond représentant le logo du collège.
Un joyeux brouhaha résonne sous la voûte, peinte aux couleurs du ciel nocturne, de ce hall de cinéma qui a gardé son charme désuet du siècle dernier et, sur l’un de ses murs, l’affiche d’un film : Conan le barbare, un classique d’heroic fantasy qui marqua l’ascension fulgurante d’un certain Arnold Schwarzenegger... en 1982.
Max aborde le groupe de nouvelles arrivantes, sans complexe, bien qu’il ne les connaisse pas puisqu’elles sont toutes les cinq en 3e C ; lui est en B, avec Antoine et Christian. Ce dernier, littéralement pétrifié de timidité, ne parvient pas à articuler un son. Et quand l’une des filles lui demande s’il est de la même famille que Benjamin Neuvillette, il ne peut que bredouiller dans un raclement de gorge :
— C’était mon frère.
Silence. Consternation.
— C’était ? relève la fille avec embarras.
— Euh... Oui, enfin, quand il était au collège Rostand. Il vient d’entrer en classe prépa à Condorcet.
Rires, soulagement, on se détend... et furtif échange de regards entre Roxane et le beau timide. Furtif, en langage amoureux, cela signifie : « moment de grâce qui s’étire interminablement ». Les yeux noisette de cette adolescente de quinze ans sont pétillants, souriants, tendres... en un mot, revolver. Son nez est si délicat qu’on le croirait modelé dans la plus fine porcelaine de Chine. Ses pommettes rose thé ont le soyeux du satin, sa bouche et sa chevelure châtain miel la délicatesse de la Vénus de Botticelli. Quant à ses
galbes... Christian n’ose pas laisser son regard les effleurer. Bref, en présence d’un pareil monument de séduction, on comprend le trouble de ce garçon qui pourtant dispose luimême d’un charme ravageur.
Une voix soudain résonne et finit par atteindre son cerveau, où le temps s’est suspendu et les neurones calés en mode pause.

— Il viendra, à ce qu’on dit. Mais moi, j’en doute. Qu’est-ce que tu en penses, Christian ?
C’est Max qui l’interroge, perfidement puisque c’est pour le mettre dans l’embarras.
— Moi ? Euh... Vous parlez de qui ?
— Mais enfin, de Blaise Cyrano ! Qui d’autre ?
— Ah ? Et alors, qu’est-ce qu’il a de si... spécial, ce Blaise ?
— Il est à l’aise, lance une fille en riant de sa rime un peu lourdingue.
— Moi, je dirai qu’il a de la classe, estime une
autre, songeuse. En classe, surtout en français, vous verriez comment il s’exprime. On dirait du Molière.
Christian paraît soudain intéressé. Il s’apprête à demander des précisions, quand Roxane lui ravit la parole :
— De vous tous ici, c’est encore moi qui le connais le mieux. Nos parents sont amis depuis des années. On a pour ainsi dire grandi ensemble, puisqu’ils sont partis à Bordeaux quand j’avais treize ans. Et je confirme, il y a quelque chose en lui d’assez...
— Frimeur ? suggère l’amie suspendue à son bras droit.
— Pas du tout ! Non. Il est courtois. Il a de bonnes manières comme on disait autrefois.
— Bref, c’est un ringard, résume Max.
— Un garçon distingué et toi un balourd, réplique Roxane.
— Bon, on peut y aller ? J’ai hâte de voir ce qu’on nous a préparé, grommelle une autre de ses compagnes.
Le groupe de filles plante là les garçons. C’est alors que la bande des quatre est refoulée sans ménagement dans le hall par Ragueneau, avec injonction de ne pas revenir dans la grande salle avant l’inauguration officielle.
— Sinon, ce sera l’expulsion définitive, prévient l’organisateur en chef, un index impérieux pointé sur le groupe.
Les jeunes s’esclaffent, se poussent du coude, lancent des quolibets, mais se le tiennent pour dit. C’est alors que Max repère au-dehors une silhouette approchant à grands pas sur le cours de terre battue qui sert de parvis au Tivoli.

— Tiens, voilà monsieur Molière ! Christian se retourne.
— C’est lui ? lâche-t-il, éberlué par cette apparition.
Il est vrai qu’il y a de quoi, tant l’allure de ce grand jeune homme est impressionnante, surtout dans cette lumière crépusculaire. Les poings serrés, le buste à peine courbé, il approche en sweat-shirt sous la pluie battante. Son visage est dissimulé dans l’ombre de sa capuche gris souris. Il est chaussé de bottines noires à bout pointu et d’un jean sombre.
— C’est dingue, on croirait un des personnages d’Assassin’s Creed ! commente Ragueneau, qui s’est rapproché des deux amis.
Max lui jette un bref regard, puis réplique :

— Alors va te cacher si tu ne veux pas qu’il t’embroche le cerveau avec ses répliques qui tuent.
Ragueneau hausse les épaules puis, tout heureux, se porte à la rencontre de son ami.
— Ah, il est venu ! Salut, Blaise ! Comment ça va ?
Il l’étreint brièvement sur le perron, puis l’invite à entrer.
— Y a déjà plein de monde ! Ça va être une fête d’enfer, c’est moi qui te le dis.
Une fois franchie la double porte vitrée, Blaise s’immobilise. Sous le regard de la dizaine  d’adolescents présents dans le hall, il porte les mains à sa tête pour repousser lentement sa capuche sur sa nuque.
— Quel comédien ! s’agace Max.
Le nouveau venu dévoile alors un visage... singulier. Pas vraiment disgracieux, mais... déconcertant. Difficile en tout cas de détacher son attention de ce menton carré, imberbe, et anormalement allongé. Il forme le socle d’une face anguleuse, au nez aquilin, et aux yeux noirs surmontés de sourcils tout aussi ténébreux.
Quant à ses cheveux bruns, mi-longs, rejetés en arrière, ils cascadent sur ses épaules. L’humidité
a collé une mèche sur son front volontaire et soucieux. Son allure générale évoque immanquablement
celle d’un spadassin du dix-huitième siècle.
Il sourit à son copain Ragueneau, amusé et sans doute flatté par son accueil exagérément enthousiaste, comme s’il était la guest-star de la soirée. Son sens de l’observation, terriblement affûté, ne manque pas de repérer ici le fâcheux jaloux (Max), là l’admiratif troublé (Christian), les indifférents transparents, la fille plutôt mignonne qui tient la caisse avec l’insipide Jérémie Lacourt... Enfin, à droite, assis sur les
marches de l’escalier menant au balcon, quatre minables trublions qui le toisent de loin avec un
air de dédain. Il s’avance jusqu’à la table, où Cléa le salue avec son plus charmant sourire :
— C’est toi, Blaise Cyrano ? Heureux de faire ta connaissance.
— Oui, répond le garçon, qui visiblement affectionne la sobriété. Il ajoute néanmoins en
lui adressant un regard appuyé : Moi aussi.
— C’est cinq euros, annonce Jérémie.
Un billet plié de la somme réclamée apparaît comme par magie entre les doigts de l’invité. Il reçoit son sticker, que lui colle avec délicatesse la jeune hôtesse sur son sweat. Un deuxième billet se matérialise dans son autre main, qu’il dépose sur le premier.

— Un sourire vaut bien cinq euros, explique-t-il, avec un petit air complice.
— C’est sympa, merci, fait Jérémie en s’emparant des deux billets.
Mais voici que Blaise s’apprête à en déposer un troisième sur la table.
— Et celui-là, on dira que c’est pour...
Il suspend son geste une demi-seconde, car derrière lui les commentaires tombent :
Max, avec une moue de mépris :
— Il fait péter ses thunes. C’est trop nul.
Antoine :
— C’est son élégance qu’il fait péter, et je trouve ça plutôt classe. Si t’avais bien lu jusqu’au bout notre
mail d’invitation, tu saurais que 5 euros, c’est la contribution minimale pour couvrir les frais. Mais
on disait aussi que ce serait bienvenu que chacun donne un peu plus, en fonction de ses moyens,
pour les imprévus. T’as donné combien, toi ? L’intéressé préfère garder le silence.
Christian :
— Moi, j’ai donné six euros !
Blaise fait volte-face pour toiser son persifleur, et déclare en posant le troisième billet sur la
table :
— Voici la contribution de courtoisie de monsieur Max. Il l’avait oubliée, mais je pourvois à sa
place. Dites merci à monsieur Max. Le grand blond serre les dents, car il n’a pas encore la bonne phrase en bouche pour lancer la réplique cinglante appropriée. En d’autres circonstances, il aurait peut-être tenté la réaction musculaire, d’autant qu’il s’estime d’égale force avec son rival, mais ce soir ça la ficherait mal
d’ouvrir le bal par une bagarre.

Blaise enchaîne d’un ton enjoué :
— Alors, Antoine, toujours en formes à ce que je vois.
— Ah, plus que jamais ! dit le brave garçon en riant et se tapotant le ventre.
— Garde-les ; elles respirent le bonheur de vivre, et ça me plaît.
L’ego de Max paraît tout à coup se réveiller :
— À propos de formes, on m’avait vanté celle de ton... de ton... Hésitation. Blaise hausse les sourcils :
— De mon ? De mon ?
— Non rien. Oublie.
— Mais si, Max. Il faut un minimum de courage pour réussir, même dans les pires entreprises. Si c’est mon menton qui te vaut ce manque d’inspiration, je veux bien t’aider.
Piqué au vif, l’offensé s’exclame :
— Alors ça, mon vieux, si je voulais me ficher de ta tronche, c’est pas les mots qui me
manqueraient.
— Eh bien, voyons ça. Que dirais-tu de mon menton ?
— Ce que j’en dirais... ? Peuh ! Qu’il est...
(Max mime d’une main un geste d’étirement à partir de son propre menton.) qu’il est très long !
— Ah oui, tu trouves que mon menton est... très long ? Franchement, tu aurais pu mettre à
l’épreuve un peu plus ton talent. Faut-il vraiment que je te vienne en aide ? Je suis sûr que, moi, je
peux faire mieux, et en rimes si monsieur le veut !
Blaise Cyrano prend du recul et, ameutant l’auditoire, annonce :
— Approchez, écoutez, mes bien chers camarades, je m’apprête à donner une leçon de... tirades.
Il désigne Max qui croise les bras et le fusille du regard, tel un garnement sermonné par un
adulte.
— Puisque ce jeune polisson ne sait comment décrire cet appendice qui me sert de menton,
proposons-lui quelques formules sur différents... tons.
Il fait mine de réfléchir, en se caressant le menton. Puis soudain, il paraît trouver :
— Façon slameur : « Accepte-le tel qu’il est, accepte-toi comme t’es né. Faut pas croire que
t’es seul, parce que t’as une drôle de gueule. Ton menton, c’est qu’un accident de naissance, pour
les cons rien qu’une drôle de protubérance »...
Façon patriote : « Il est sur tous les fronts, ce menton volontaire, car il ne laisse passer aucun
affront. C’est un héros hors pair. »
Il se rapproche de son ami et pour la réplique suivante, avec le sourire, le prend par les épaules.
— Et si on essayait à la façon de Ragueneau ? « Hé, salut fier menton ! T’occupe pas du qu’endira-
t-on. À ma table, t’auras toujours ta place, parce que moi je trouve que t’as trop la classe. »
Cléa se penche vers Antoine pour demander :
— Il improvise vraiment, tu crois ?
— Je ne sais pas... sûrement, oui, avec un tel génie... chuchote le jeune homme.
Durant ce temps, Blaise Cyrano enchaîne avec des gestes théâtraux :
— Façon compatissant : « Il en a vu de toutes les couleurs, sans jamais céder à la peur. Alors
respect ! Son courage mérite la haie d’honneur. »
Il se tourne à présent vers deux filles de 3e B qui viennent tout juste d’arriver.
— Façon tout en tact et mélancolie : “Ah, belles demoiselles, permettez que mon menton s’incline, puis se détourne pour épargner à votre vue pareille trombine. Lui qui si souvent est accusé de laideur, devant tant de beauté ne peut que faire horreur.”
« Façon prof de maths : “Un tel monument mérite qu’on calcule ses dimensions. À vos compas et crayons, et trouvez-moi ça avant la récréation.” 
« Façon marin d’eau douce : “Accoster pareil ponton sans anicroche ne se fait que par une prudente approche.”
« Restons dans le registre maritime : “Avezvous déjà vu semblable proue ? C’est sûr, il va rendre les paquebots jaloux.”
« Façon Max... je veux dire envieux : “Un menton, ça ? Peuh, disons plutôt un sac !” Rime ratée. Désolé, mon vieux.
« Façon À vos ordres, mon adjudant ! : “Allez, du nerf, vieille feignasse, on se redresse ! Et contre vents et marées, on progresse !”
« Façon Un averti en vaut deux : “Vous vous apprêtez à le défier ? N’en doutez pas, il saura apprécier votre audace. Méfiez-vous quand même que son esprit sagace en quelques piques à l’ego ne vous casse.”
« Façon vil flatteur : “Quelle classe ! Quelle noblesse ! Voilà ce qui s’appelle avoir menton sur rue. Avec pareil enseigne on se fend d’un salut.”
« Façon demeuré : “Euh beuh... monsieur, vot’ menton, il est... très long.”
« On entendra aussi le compatissant : “Mon pauvre ami, avec pareille tête, ce doit être tous les jours ta fête.”
« Et l’illuminé, que dirait-il ? “Personne n’a jamais porté profil si étrange. À tout coup, c’est celui d’un être fabuleux... ou peut-être d’un ange.”
« Façon persifleur : “Pour jouer au base-ball nul doute qu’on marque des points, mais pour le baisemain mieux vaut passer son chemin.”
« Allez, achevons là la leçon par une élégante conclusion : “S’il pointe vers le haut, c’est que vous l’inspirez. S’il plonge vers la terre, alors vous l’ennuyez. Vers la gauche, il cherche une échappatoire, vers la droite, il a trouvé le chemin pour boire.”
Il attrape par le cou son ami qui en rosit de fierté, puis lui propose en l’entraînant vers la porte de la salle de réception :
— Et si nous allions découvrir ce que maître Ragueneau nous a préparé ?

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27 octobre 2016

Les premières page de " Terroriste... toi ! "

TERRORISTE_ plat 4

 

Les deux premiers chapitres...

24 heures avant l’horreur

Timy surgit dans le salon où sa mère, lunettes sur le bout du nez, sourcils froncés et mine soucieuse, est en train de trier des papiers administratifs. Il s’immobilise. Ce n’est peut-être pas le moment de la déranger, se dit-il. Il hésite quelques secondes en se mordant la lèvre inférieure. Doit-il revenir plus tard ou attaquer tout de suite, avec les mots qu’il vient de répéter dans sa tête un nombre incalculable de fois ? La crainte d’échouer lui fait opérer un mouvement de repli, mais voici que l’œil noir et pourtant si doux de sa mère délaisse les liasses de paperasse pour le scruter attentivement. Elle esquisse un demi-sourire, sans doute parce qu’elle a deviné que son fils a un truc super important à lui dire qui requiert toute son intérêt.

— Oui, mon chéri, que veux-tu ?

Timy reprend contenance. Il faut qu’il paraisse détendu, comme s’il s’apprêtait à demander une autorisation des plus banales, du genre : «Est-ce que je peux sortir le chien ? » Mais ce n’est pas ça.

— Oh, euh... Tu sais, mon copain Marco...

— Le garnement du troisième, oui.

— Oui, enfin non. Il a définitivement renoncé à faire des bêtises.

— Excellente nouvelle. Il commence demain, je suppose. Et ce serait quoi, sa dernière blague idiote que tu t’apprêtes à me raconter ?

Elle n’évoque pas cette idée par hasard, puisque Marco est certainement l’inventeur de plaisanteries foireuses, voire douteuses, et autres quatre cents coups, le plus talentueux de tout le quartier.

— Oh non, tu n’y es pas du tout, mais alors... pas du tout. C’est juste qu’il va organiser une fête pour son anniversaire. Je te rappelle qu’il est du 22 décembre.

— Aïe ! Pauvre Mme Bartolli. J’espère qu’elle a souscrit une assurance spéciale ouragan de salon.

— Maman, s’te plaît. Je veux juste te demander l’autorisation de l’aider à préparer sa fête.

— Pour cela, tu n’as pas vraiment besoin de mon autorisation puisque vous êtes toujours fourrés ensemble. Y aurait-il une innovation... ?

Elle pose ses lunettes, ce qui n’est pas vraiment bon signe. Ce matin, elle a noué ses longs cheveux noirs en chignon, ce qui pourrait à l’inverse signifier qu’elle a bien dormi. Car malheureusement, ses nuits sont bien plus souvent blanches que paisibles comme une voûte céleste des Mille et Une Nuits.

— En fait, mon copain voudrait que je l’accompagne pour acheter quelques trucs marrants dans un magasin à... (il se racle la gorge) à Paris. Y en a un où on trouve des articles uniques au monde, et en plus en ce moment y a toutes les décos de Noël. Mais rassure-toi, il y aura un adulte pour nous accompagner ! (Il hoche la tête avec conviction.) Oui, parce qu’on ne se risquerait pas à y aller seuls.

— Paris, répète sa mère, vaguement inquiète. C’est loin...

— Hof, à peine deux heures en train et en métro. Et encore, en comptant les retards.

— Et les vents contraires.

— Franchement, maman, c’est rien, insiste Timy, déjà convaincu qu’il a échoué dans sa démarche, d’autant que le meilleur est encore à annoncer. Et on pourrait en profiter pour aller rigoler un peu à... (Nouveau raclement de gorge, mais la suite y reste coincée.)

— Attends. Laisse-moi deviner, à la fête au Grand Palais.

— C’est ça !

Elle sait que son fils rêve d’aller à cette fabuleuse fête foraine, installée dans l’immense hall d’exposition du Grand Palais, comme s’il s’agissait d’une île enchantée. Combien de fois ne l’a-t-il pas évoquée, des étoiles dans les yeux ? Elle soupire ; comment refuser cela à un enfant si gentil, d’autant que cette requête inattendue la renvoie à sa promesse jamais tenue de lui offrir une telle virée, rien qu’elle et lui, « Un jour », « Bientôt », « C’est promis, mon chéri ».

— C’est Mme Bartolli qui vous emmène ? demande-t-elle.

— Clara.

— La grande sœur de Marco ? Mais ce n’est pas une adulte.

— Bien sûr que si, puisqu’elle a eu dix-huit ans le mois dernier. Elle aurait même pu nous emmener en voiture, si elle avait eu le permis.

— Comme elle devait le passer la semaine dernière, j’en déduis qu’elle l’a raté.

— Peu importe. Je peux y aller, oui ou non ? (Avant que tombe le couperet, il prend sa plus belle voix suppliante.) Maman, s’il te plaît, dit oui.

— Oui.

Timy tique. A-t-il bien entendu ?

— Oui oui, ou oui non ?

— Oui oui, contre une promesse : tu m’appelles tous les quarts d’heure.

Timy grimace.

— Oh non, pitié, je vais avoir l’air de quoi ? Toutes les heures, ça pourrait peut-être suffire.

— Mais non, je blague ! Je sais que Clara est une jeune fille sérieuse. J’ai confiance en elle, mais beaucoup moins en son petit frère. Il faudra quand même...

— YÉÉÉ ! Merci, maman !

Et son fils de s’élancer pour l’enlacer avec fougue.

Timy a l’impression qu’il vient de recevoir la première grande permission de sa vie. C’est un petit bonhomme pas plus haut que ça, déluré et débrouillard... et pour sa mère, un ange qui commence à se sentir pousser des ailes.


Deux heures avant l’horreur

Ils sont quatre, entièrement vêtus de noir, réunis dans un petit appartement miteux de banlieue parisienne. Ils se tiennent debout autour d’une table recouverte d’une toile cirée à motifs multicolores. Concentrés à l’extrême, ils gardent le silence. Ne résonnent entre ces murs au papier défraîchi que les claquements métalliques des chargeurs courbes qu’ils enfichent dans les AK-47, autrement appelés kalachnikovs. Chacun disposera en outre d’une réserve de cinq chargeurs, remplis à bloc de trente cartouches de 7,62 mm. Avec une cadence de tir de 600 coups par minute, les projectiles de ce fusil d’assaut perforent un être humain à 300 mètres, en vrillant, ce qui broie les chairs et pulvérise les os plus efficacement qu’une simple balle de pistolet.

L’un de ces quatre garçons d’une vingtaine d’années est si nerveux qu’il ne parvient pas à enficher correctement son chargeur. Il a le front luisant de sueur froide et la respiration irrégulière. Deux de ses acolytes cessent de vérifier le bon fonctionnement de leur propre kalachnikov pour échanger un regard, et une pensée pleine de sévérité. L’un d’eux demande :

— Alim, ça va ?

L’intéressé lève les yeux. L’émotion l’a rendu blême, pourtant il affiche une expression de farouche détermination.

— Bien sûr que ça va ! répond-il avec véhémence.

— Alors pourquoi est-ce que tu as peur ?

— Je n’ai pas peur. C’est juste que...

Silence. Le chef attend la suite. Les deux autres se figent, parcourus par un léger frémissement de crainte, car ils savent qu’Alim est en train de jouer sa vie. Étrange paradoxe puisque dans deux heures il l’aura de toute façon sacrifiée. Mais ce sera de sa propre volonté, ce qui fait nuance.

— C’est juste que, tuer aussi les enfants... je me demande si Dieu approuve.

— Évidemment qu’il approuve ! s’indigne le chef. Réfléchis : soit c’est que de la graine d’infidèles et ils doivent être éradiqués, soit ce sont de vrais croyants et Dieu les accueillera au paradis. Tu doutes ou quoi ?

En même temps que le ton, il lève le canon de sa kalachnikov.

— Non, répond simplement celui qui est le plus émotif de la bande.

Peut-être parce qu’il est aussi le plus jeune ; il n’a pas dix-huit ans.

Le claquement sec du chargeur s’enclenchant dans son arme lui sert de point d’exclamation. Le chef s’adresse alors à celui qui se tient à sa droite. Lui ne tremble pas. Il paraît même d’une remarquable sérénité.

— Et toi, Azied, qu’est-ce que tu en penses ?

— Dieu reconnaîtra les siens, réplique tranquillement le jeune homme.

Des quatre membres de ce commando suicide, il est le seul à être châtain aux yeux marron clair et rasé de près. Les autres sont très bruns avec une barbe naissante. Les deux hommes échangent des sourires complices, puis le chef se met à rire, doucement d’abord. Et les voici tous partis d’un singulier fou rire. Soudain, le chef s’écrie en tendant le poing devant lui :

— Pour Dieu !

— Pour Dieu ! reprennent avec force les trois autres.

De nouveau, le silence et une concentration presque religieuse s’instaurent entre eux. Le chef pose son fusil d’assaut sur la table, puis va récupérer sur l’antique canapé gris qui fait face à une télé à écran plat dernier cri, l’un des quatre gilets de chasse qui y sont disposés côte à côte. Chacun a été transformé en bombe portative. Devant et derrière sont fixés des pains de matière molle, hermétiquement emballés sous cellophane, reliés par des fils torsadés à un bouton-poussoir commandant la mise à feu. L’ensemble est truffé de boulons, afin de maximiser les morts et les blessures les plus atroces par leur projection.

Le chef soulève à bout de bras l’un des gilets piégés, puis le pose sur les épaules d’Azied, comme s’il lui passait une chasuble sacrée. Il reproduit l’opération sur ses deux autres acolytes, et enfin sur lui-même. Ce cérémonial s’achève dans la communion d’une prière chuchotée, la nuque courbée, les yeux fermés.

Cette fois, ils sont fin prêts, prêts à franchir la porte du paradis, où leur est promis une éternité radieuse. C’est du moins ce que leur a enseigné leur guide spirituel et commandant en chef, là-bas dans ce lointain pays d’où il expédie à travers le monde ses bombes humaines. Quelle chance d’avoir été désignés pour massacrer des dizaines, peut-être même cent ou deux cents de ces méprisables mécréants qui insultent, par leur seule existence, la foi pure et dure, la seule vraie foi, celle qui fait loi, qui fait joie ! la foi des élus de Dieu. Quelle émotion ! Le chef émet un profond soupir de reconnaissance, puis ordonne :

— On y va !


11 novembre 2013

Couverture de Mémoire à vif d'un poilu de 15 ans

A l'occasion du 90ème anniversaire de l'Armistice de 1918, Gulf Stream réimprime et distribue Mémoire à vif d'un poilu de 15 ans. Je vous invite à le découvrir ci-dessous :

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Voici les deux premiers chapitres (je reproduis en-dessous des critiques trouvées sur Internet) :

Prologue 

 

 

 

         Maximilien, que tout le monde appelait Max, avait quinze ans quand la première guerre mondiale éclata. Il habitait à Paris dans le quartier Montmartre, chez Henriette Mathurin, sa grand-mère adoptive. Celle-ci vivait confortablement grâce à l'héritage de quelques rentes. Max n'avait jamais connu ses parents, mais il ignorait ce qu'étaient la misère, la faim, la détresse, la solitude... et l'oisiveté qui ne s'accordait guère avec son tempérament fougueux. Ainsi passait-il les vacances scolaires de cet été 1914 à gagner quelques sous en vendant à la criée, dans les rues, le journal Le Matin. C'était un grand gaillard robuste qui trompait sur son âge, si l'on exceptait son menton imberbe et son regard qui par moments prenait l'éclat de l'enfance, surtout lorsqu'il passait devant une pâtisserie ou assistait à un défilé militaire. Cet adolescent débrouillard était un rêveur pragmatique qui s'était juré de devenir un jour l'un de ces grands journalistes qui faisaient son admiration. Il savait que pour y parvenir, il devrait prouver le moment venu de quoi il était capable en matière d'écriture, d'intelligence et surtout d'audace. Trop jeune encore pour pouvoir se lancer dans l'aventure du journalisme, il attendait son heure avec impatience.

 

            Lorsque le 1er août 1914 l'ordre de mobilisation générale fut affiché sur les murs de France, ce fut pour lui non seulement un événement considérable mais une formidable opportunité à saisir...

 

 

 

 

1 

 

L'enthousiasme des premiers jours 

 

 

 

         Samedi 1er août 1914.

 

            Paris était en émoi ! Maximilien sortait du journal, sa liasse sous le bras, quand un jeune homme passa devant lui en hurlant : « Ça y est, c'est affiché ! C'est affiché ! ». Il n'avait pas besoin de demander quoi, car comme tout le monde il s'était fait une conviction : « On allait l'avoir, notre revanche sur les Alboches ! » Mais peut-être, se dit-il pour tempérer son enthousiasme, n'était-ce pas cette bonne nouvelle que le crieur avait annoncée. En tout cas, c'est très excité qu'il courut à la mairie. Il trouva la cour intérieure bondée d'une foule qui murmurait, s'interrogeait, hochait la tête. Cette atmosphère grave et recueillie lui rappela l'assassinat de Jean Jaurès, la veille, et ce qu'un journaliste du Matin avait dit à un autre : « Saluons le premier mort de la guerre ! » Max soupira, se rendant compte qu'il était à présent dans le même état de tension contenue que les gens qui l'entouraient.

 

            À l'apparition d'un employé de mairie en blouse grise qui considéra brièvement les nombreux visages avant de se faufiler jusqu'au panneau d'affichage grillagé, l'adolescent joua des coudes pour s'approcher au plus près. Une fois la feuille punaisée, la foule se resserra brusquement et l'employé dut crier pour qu'on le laissât retourner à son travail. Maximilien vit à son tour l'ordre de mobilisation générale, mais il était si ému qu'il ne put le lire. Qu'importe ! Son titre seul suffisait à l'information.

 

            – Alors ça y est, se dit-il à voix haute.

 

            – Eh oui, mon garçon, il va falloir y aller, lui répondit un monsieur âgé, à sa droite.

 

            Son cœur se serra violemment, car il eut l'impression que cet homme s'adressait à lui comme à un futur soldat. Or, bien sûr, il était beaucoup trop jeune. Pourtant, il fit comme s’il était vraiment mobilisable, et approuva de la tête. Alors, quelqu'un lança :

 

            – La mobilisation, c'est pas la guerre !

 

            – C'est pour quoi alors ? Pour aller ramasser les fraises ? répliqua un autre.

 

            Les commentaires fusèrent de partout, Max en avait le tournis.

 

            – « Mince, la guerre, la vraie ! » se dit-il.

 

            Lui qui l'attendait comme le messie, maintenant qu'il l'avait pour ainsi dire sous le nez, il ne savait plus quoi penser. Il en avait les larmes aux yeux, mais il n'aurait pas su dire si c'était de joie ou de tristesse. Ces sentiments contradictoires n'étaient liés en vérité qu'à son désir ardent de devenir journaliste. Car qu'est-ce qui fait la joie d'un journaliste ? L'événement. Et la tristesse d'un intrépide de quinze ans ? De ne pouvoir s'y intéresser que de loin !

 

            Finalement, c'est la morosité qui l'emporta et il quitta la cour de la mairie pour aller prendre position au coin de la rue Drouot, là où il ne risquait pas de chasser sur le même terrain qu'un autre crieur de canard.

 

            – L'ALLEMAGNE EST EN ETAT DE SIEGE ! commença-t-il à s'époumoner, mais moins fort que d'habitude. JAURES A ETE ASSASSINE HIER SOIR ! DEMANDEZ LE MATIN ! (Il brandissait un exemplaire du journal, mais moins haut qu'à l'ordinaire.) EN AUTRICHE ET EN RUSSIE, C'EST LA MOBILISATION GENERALE... (et il ajouta, alors que ce n'était pas encore imprimé : ) ET EN FRANCE AUSSI ! DEMANDEZ LE MATIN !

 

            Il interrompit sa harangue, en apercevant de l'autre côté de la rue une papeterie. Dans la vitrine, il y avait une pile de cahiers attachés par trois, apparemment soldés. Il traversa la chaussée et s'aperçut qu'il s'agissait plutôt de carnets épais à couverture rigide, de couleurs différentes. Une idée lui vint comme une révélation divine : « Et si je tenais un journal ? » Il s'imagina aussitôt consignant sur ces pages, tel un journaliste, les éléments d'un reportage, un reportage qui toutefois ne s'adresserait qu'à lui, au Max du futur, pour qu'il soit sûr de ne pas avoir rêvé ces moments historiques. Il entra dans la boutique et acheta donc un lot. Le vendeur lui fit même cadeau des crayons qui allaient avec.

 

            Le soir même, sitôt son dîner avalé, il embrassa sa grand-mère, regagna sa chambre et s'installa confortablement à son bureau sur lequel il alluma une petite lampe à pétrole qui diffusait une pâle lumière jaune. Enfin, avec la solennité d'un moine enlumineur, il ouvrit son « carnet de reportage ». L'écriture des premières lignes fut une véritable délectation. Il s'appliqua à bien former ses pleins et ses déliés, avec une plume Sergent-major toute neuve qui glissait sur le papier presque sans bruit, ce qui prouvait la qualité de son acquisition. Il relata d'abord ce grand moment d'émotion qu’avait été la découverte de l'ordre de mobilisation générale, puis il nota quelques impressions.

 

            – Ouf ! souffla-t-il en se redressant.

 

            Un long bâillement lui rappela que l'heure du sommeil avait sonné, un sommeil peuplé de rêves héroïques. Il reprit son porte-plume pour la conclusion de ce premier jour : 

 

« Alors voilà, j’ai commencé à gribouiller mes souvenirs de guerre pour mon moi de dans... soixante ans ! Où est-ce que je serai dans soixante ans ? Je paierais cher pour le savoir ! Je serai peut-être mort. Ça me fiche des frissons de penser à ça. Non, je serai en pleine forme et j'aurai derrière moi une sacrée carrière de journaliste. Je vais m'arrêter là pour aujourd'hui parce qu'il est tard et que j'ai encore une dure journée de crieur qui m'attend demain. »

 

            En relisant sa page d'écriture, il se rendit compte qu'en fait de notes de reportage, c'était un véritable carnet de confidences qu'il avait commencé. Cela le contraria un peu sur le coup, car il ne voulait pas devenir écrivain mais journaliste et même reporter « RE-POR-TER ! » se répéta-t-il comme pour mieux s'en convaincre. C'est alors qu'il décida de ne jamais se séparer de son carnet, afin de se tenir prêt comme un professionnel à prendre des notes sur le vif, quitte ensuite à tout remettre en forme sur une feuille qu'il collerait soigneusement sur la page d'abord hâtivement griffonnée. Satisfait, il referma son carnet en le baptisant « Rouge primeur » – alors que la couverture était plutôt rose – et se coucha avec le sourire d'un ange insouciant.

 

***

 

            Le 2 août 1914, partout en France des hommes bourraient leur musette avant de marcher vers les gares. Partout en France, des épouses, des mères, des fiancées accompagnaient le mouchoir sous l'œil ces futurs héros. Qui aurait pu alors imaginer qu'il en mourrait 1 397 000 et que des millions d'autres en reviendraient blessés, traumatisés à vie. Un homme peut-être, Jean Jaurès, qui avait prédit « qu'en cas de conflit, toute la planète serait rougie du sang des hommes ». Le sien avait été le premier à couler... justement parce qu'il ne voulait pas de cette guerre.

 

            Pour Maximilien, ce dimanche, comme tous les autres, aurait dû signifier le repos des cordes vocales. Il n'en fut rien. Laissant sa grand-mère aux bons soins d'une voisine, la brave Mme Lamour qui lui ferait la conversation et l'accompagnerait, bras dessus, bras dessous, dans sa promenade quotidienne, il partit s’enivrer de la liesse populaire, chantant à tue-tête la Marseillaise avec la foule, dix fois au moins dans la journée. Il marqua dans son carnet, le temps d'une courte pause avant de retourner courir :

 

« Si hier, je n'étais pas très fier d'éprouver de la joie à l'annonce de la guerre, aujourd'hui je m'en veux de ne pas avoir exprimé plus vivement ce que je ressentais ».

 

            À la Concorde, des gardes républicains s'étaient rassemblés, magnifiques avec leurs bottes jusqu'aux genoux, leur cuirasse étincelante sous le soleil, leurs épaulettes dorées et leur casque à crinière noire. Il y avait des femmes en pleurs et même des hommes. Un peu avant, à l'Arc de Triomphe, Maximilien avait assisté à un défilé de lignards en pantalon garance, le képi droit, mais les fusils pas vraiment alignés. Leur sourire était crispé et l'adolescent ressentit leur émotion comme s'il était l'un d'eux. Plus tard dans la journée, il suivit un cortège de mobilisés en civil, la valise à la main, qui marchaient au pas cadencé vers la gare de l'Est. Il les écouta qui s'interpellaient: « Où tu rejoins ? », « Nancy ! Et toi ? », « Rouen ! » « On va les culbuter en beauté, les Alboches ! », « On sera revenus pour la Noël ! ». Et les gens applaudissaient comme à la parade.

 

            Ailleurs dans une avenue, Maximilien eut l'idée de grimper à un lampadaire pour se faire une meilleure idée du spectacle. Son regard embrassa un fleuve de casquettes, de canotiers, de chignons souvent chapeautés et au-dessus de tout cela, des mouchoirs qui s'agitaient comme des coquelicots blancs dans les graminées...

 

            Paris était ainsi, ce dimanche-là, un chaudron bouillonnant de joyeuse folie patriotique. Maximilien revint chez lui essoufflé, rouge et tout ébouriffé. Sa grand-mère le remarqua :

 

            – Eh bien, Max, tu en as une bonne mine ! Tu reviens de la foire du Trône ?

 

            L'adolescent esquissa un sourire tendre avant d'acquiescer. Puis son regard se fit plus grave en pensant au retour au calme du lendemain, et à son coin de rue.

 

***

 

            Le 3 août, l'Allemagne entra en guerre contre la France et envahit la Belgique. Le Matin titrait : « L'Allemagne, sans déclaration de guerre, engage les hostilités contre la France ». Le 4 août, ce fut à l'Angleterre de déclarer la guerre à l'Allemagne.

 

            Maximilien se rendit ce jour-là au travail complètement surexcité. Jamais il ne vendit si bien sa première « pile ». En revenant s'approvisionner, un peu avant midi, il surprit une conversation entre deux employés de la livraison. Ainsi apprit-il que plusieurs journalistes du Matin avaient été mobilisés. Son cœur se mit à battre plus vite, car cela signifiait que le rédacteur en chef allait forcément manquer de personnel, ou alors il utiliserait des plumitifs qui lui enverraient des reportages bâclés, écrits loin du front, sur des rumeurs ou sous la dictée des officiers. Il lui faudrait un vrai reporter, songea l'adolescent le regard brillant d'exaltation, un correspondant de guerre qui n'aurait pas froid aux yeux, prêt à mouiller sa chemise et même à risquer sa vie pour lui fournir de l'information vraie.

 

            – Eh alors, Max, tu rêves ou quoi ? l'interpella le chef de la distribution.

 

            Sans répondre, le garçon attrapa sa seconde pile sur le comptoir et sortit dans la rue grouillante de monde. Tout en suivant le flot des passants, sa réflexion suivait son court :

 

            – « Moi, je peux le faire ! Je veux le faire ! Je n'ai que quinze ans ? Et alors ! Qui s'en souciera quand on lira mes articles signés Max ? »

 

            L'idée était enthousiasmante, sa mise en œuvre beaucoup moins. Il bouscula un monsieur qui l'invectiva méchamment. Du coup, il ne s'excusa pas. Mais sur le visage de cet homme en colère, il crut lire par avance l'expression de son patron quand il lui soumettrait sa proposition.

 

            – C'est pas gagné, souffla-t-il en s'éloignant. DEMANDEZ LE MATIN !

 

 

 

            L'après-midi, il décida d'aller traîner ses savates dans les couloirs du journal. Il y apprit que le président de la Chambre, Paul Deschanel, était entré dans l'hémicycle entre deux rangées de zouaves, sous les « Vive la République ! Vive la France ! » et qu'il avait dit « Y a-t-il des adversaires ? Non, il n'y a plus que des Français ! ». Quand Poincaré avait parlé d'Union sacrée, tout le monde s'était mis debout pour applaudir. Maximilien aurait tant voulu voir ça, de la tribune, son carnet à la main... Au fond de la salle de rédaction au centre de laquelle se dressait une immense table longue, le rédacteur en chef était dans son bureau vitré. Le jeune vendeur n'avait eu que la porte à pousser pour lui parler. C'était si facile... mais en cet instant, il s'en sentait bien incapable.

 

 

 

            Jour après jour, Maximilien repoussa la confrontation avec le rédacteur en chef du journal. Le 9 août, il faillit se lancer lorsque tout à coup il croisa dans la rue l'homme qui depuis une semaine hantait ses pensées et même ses rêves. Mais tout s'était passé si vite qu'il n'avait pas eu le temps de réagir. « Je suis resté planté sur le trottoir comme un lampadaire », écrivit-il ensuite sur un quart de feuille libre. Il faisait comme l'écrivain Marcel Proust, il utilisait des paperoles dont il remplissait ses poches, puis qu'il glissait dans son carnet. Maximilien ne voulait pas écrire un journal encombré de banalités affligeantes du genre : « Aujourd'hui, beau temps. Ai emmené grand-mère au parc ». Il tenait au contraire à consigner ce qui agitait sa vie en ces temps de formidables bouleversements. Ainsi rédigea-t-il à propos de la mobilisation :      

 

            « Le 3 août, il y avait 820 000 hommes sous les drapeaux. Il paraît qu'on atteindra 3,6 millions avant la mi-août. Une armée de trois millions et demi d'hommes, c'est de la folie ! Et en face, les Allemands seront aussi nombreux. Ce sera le choc des Titans ! »

 

            Un peu plus tard, il ajouta sur ce même morceau de feuille :

 

            « Roland, mon copain de la typo, a lu qu'il y aurait avant la fin du mois plus de 4,5 millions de soldats au service de la République. Et moi je suis là à crier à tue-tête dans les rues : “ L'offensive en Alsace est une victoire. Les Allemands sont enfoncés. Mulhouse est aux mains de nos troupes ! ” Il faudra bien qu'un jour je me décide. »

 

            

 

            Le 10 août, la ville fut reprise, mais perdue peu après, puis reconquise le 19 et à nouveau abandonnée. Quel formidable feuilleton pour Maximilien ! Et quelle frustration de ne pouvoir y assister de ses propres yeux ! On disait que le général en chef Joffre était totalement confiant. La concentration des troupes à l'Est était achevée, il allait pouvoir lancer l'offensive colossale qui mettrait fin à cette guerre que Maximilien qualifiait déjà de plus courte de l'histoire des guerres. Il en était si convaincu qu'il se fit à l'idée, en ces jours victorieux, de ne jamais voir la moindre fumerolle. Il en abandonna même l'écriture de son carnet.

 

            C'était sans compter avec les Allemands.

 

 

Lu ici ou là : Site de Inspection de l'Education Nationale de Val de Siagne (http://www.ac-nice.fr/ienvalsiagne/oree/sitedeguerre/roman/roman17.htm ) " Dans ce roman, Arthur Ténor place habilement le lecteur dans la peau d’un jeune novice, prêt à vivre toutes les aventures mais dont l’enthousiasme va rapidement être mis à la rude épreuve de la guerre et du feu. Car la guerre, ce n’est pas seulement une belle expédition comme semble se l’imaginer le jeune héros du début de l’histoire, mais une terrible machine à broyer les corps et les esprits. Du coup, sans vouloir faire l’apologie de la guerre, l’auteur nous livre une vision très réaliste des combats et notamment des horribles mutilations qu’ils infligent au corps des combattants. Mais il n’oublie pas non plus que ses personnages sont eux-mêmes des tueurs potentiels (y compris le jeune héros qu’il finit par affubler de pulsions meurtrières) et ne cherche pas à les décrire uniquement comme des victimes. Seulement, leur mentalité est imprégnée des valeurs viriles de l’époque au premier rang desquelles on trouve la haine de l’ennemi ce qui l’amène à titrer un des chapitres La fureur de tuer. Dans ce terrible contexte, les réflexions naïves du jeune garçon sur l’honorabilité de la guerre ainsi que ses prises de risque courageuses constituent un point de vue plus humain mais néanmoins désabusé sur la mort de masse. Dans cette vision très masculine de la guerre centrée sur les combats, Arthur Ténor rappelle l’esprit de camaraderie, de sacrifice et l’endurcissement des combattants mais aussi l’aveuglement des officiers pour qui les vies humaines ne sont que peu de poids en regard de leurs ambitions de carrière. Mais ce roman est aussi et surtout une belle histoire d’amitié. La complicité entre Gaston le vétéran et Max l’apprenti soldat reste le fil conducteur du récit. Au travers de leurs péripéties de combattants, Max finit par considérer Gaston comme le père qu’il n’a pas connu tandis que l’aîné guide le jeune, le conseille, le protège, l’écarte du danger par des interdictions et des ordres judicieux. Ce type de relation n’est pas qu’une vision romanesque et a sans doute dû se produire à l’époque dans les tranchées entre les plus jeunes et les plus expérimentés. Du reste, Arthur Ténor n’en est plus à son coup d’essai sur 14-18 et montre une fois de plus qu’il maîtrise bien le sujet… " P. Bovyn assisté de Quentin P."

 

10 novembre 2013

Epilogue de Il s'appelait... le soldat inconnu

A propos de Il s'appelait... le soldat inconnu.

Ce roman paru chez Gallimard Jeunesse, en Folio Junior, n'est pas la version intégrale. Pour ceux que cela intéresse, je vous propose ci-dessous ce dernier chapitre qui figurait dans le texte initial. Bonne lecture...

26

Il s'appelait... le Soldat Inconnu

 

 

Chaque 1er octobre, année après année, qu'il vente, qu'il pleuve, que la guerre ravage les foyers ou qu'il y ait épidémie de grippe, Lucie se rend sur la tombe du Soldat Inconnu. Pourquoi le 1er octobre ? Personne, jamais, n'a pu le lui fait dire, sauf André. C'est un 1er octobre, jour de rentrée des classes, qu'elle vit François pour la première fois. Elle a choisi cette date comme un anniversaire de mariage... Elle aurait pu en retenir tant d'autres.

Un jour de 1976 pourtant, la maladie réussit à la coucher peu avant ce rendez-vous annuel. Elle a quatre-vingts ans.

– S'il te plaît, Clément, emmène moi là-bas.

Son fils hoche négativement la tête. Il lâche un soupir embarrassé avant de répondre :

– Mais enfin, maman, tu te rends compte de ce que tu me demandes ? Tu n'en n'auras jamais la force...

– Bien sûr que si ! Regarde, je peux même marcher toute seule !

Lucie quitte son lit et fait quelques pas en prenant appui sur Clément qui proteste, mais ne sait comment s'y prendre pour forcer sa mère à l'écouter. Ils ne sont pas à l'hôpital où l'on sait traiter les vieux... comme des enfants. Désespérée, la vieille femme fixe son fils d'un regard si suppliant qu'il ne peut le soutenir.

– S'il te plaît, emmène-moi là-bas.

– Je ne te comprends pas, maman. Et si tu avais un malaise ? Et que... et que...

Il n'ose dire « Et que tu meurs là-bas ». Une étincelle luit dans le regard de Lucie. Elle ne pourrait rêver plus bel endroit pour mourir. Tout à coup, Clément cède :

– D'accord, on y va.

 

 

Quelques heures plus tard, ils arrivent sous l'Arc de Triomphe. Clément donne le bras à sa mère qui ne tient debout qu'au prix d'un terrible et douloureux effort. Pourtant, cela fait bien longtemps qu'elle ne s'est pas sentie aussi légère.

– Bon, nous y voilà, maugrée son fils. Mais on ne va pas rester longtemps, ajoute-t-il en frissonnant. Y'a un courant d'air du diable, là-dessous !

Elle ne l'écoute pas, contemplant la rosace représentant un bouclier renversé, ciselé et constitué d'épées placées en étoile.

– Tu veux bien me lâcher une minute, s'il te plaît ? demande Lucie en dégageant doucement son bras.

La femme plie les genoux et brusquement se laisse choir sur la dalle mortuaire.

– Maman ! s'exclame Clément.

Il jette des regards alentour comme s'il avait honte. Sa mère souhaite qu'il s'éloigne un peu, mais il réplique :

– Non, non, je reste.

Lucie sort de son sac à main la figurine de bois que François a réalisée il y a si longtemps. « J'aimerais bien mourir maintenant », prie-t-elle en pensée, s'adressant directement à Dieu. Elle ferme les yeux et attend la mort, avec sérénité. Mais soudain des mains la saisissent.

– Qu'est-ce que vous faites ? Laissez-moi ! Laissez-moi !

Des ambulanciers l'emportent vers un hôpital, la figurine de bois est restée sur place.

 

Lucie ne passera pas la nuit. Elle le sait et a demandé à parler seule à seule avec sa petite fille Aurore. Une jeune beauté de vingt ans pimpante et souriante pénètre dans la chambre. Seuls ses yeux gonflés révèlent qu'elle a pleuré récemment.

– Ça va, mamie ?

Lucie acquiesce d'un simple sourire. Elle fait signe à la jeune fille de venir s'asseoir sur le lit, tout près d'elle.

– Tu as un petit ami, Aurore ? lui demande-t-elle après un long silence.

Sa petite fille baisse les yeux.

– Oui.

– Il est comment ?

Aurore lui parle de son jeune fiancé, enfin, ils ne sont pas vraiment fiancés, les temps ont changé...

– Et toi mamie, à mon âge, tu en avais un, de petit ami ?

– Oh oui.

– Il s'appelait comment ?

Lucie fronce les sourcils. Elle ne veut pas le lui dire. Alors elle répond dans un murmure inaudible :

– Il s'appelait... le Soldat Inconnu.

Un homme jeune et rayonnant entre alors dans la chambre, et le cœur de Lucie se serre. C'est impossible ! Elle se redresse contre ses oreillers. Le garçon s'approche. Il a une belle chevelure brune, légèrement bouclée, un regard sombre mais rieur et une peau à peine hâlée, comme par un soleil de printemps.

– François... c'est toi ?

– Bien sûr !

– Comme tu es jeune !

– Hof, quinze-seize ans. Tu viens ?

Elle se lève et s'étonne à peine d'avoir recouvré toute sa vigueur. Furtivement, elle prend conscience qu'elle aussi a retrouvé le corps de son adolescence.

– Où veux-tu m'emmener ? s'enquiert-elle en acceptant sa main.

– Pardi ! Dans notre grange à foin, tu ne l'as pas oubliée ?

Ils dévalent l'escalier du grenier, traversent la cour de la ferme comme deux comètes rieuses. Émile, qui partait nourrir sa percheronne, s'immobilise avec son seau d'avoine.

– Bon sang de bois, grommelle-t-il en se lissant la moustache, va encore falloir qu'elle attende, la Georgette !

Joséphine s'arrête de balayer le perron de la maison, elle sourit puis reprend sa tâche. Lucie et François disparaissent dans la grange. Ils s'embrassent, ils tournoient. Ils s'aiment pour l'éternité.

9 novembre 2013

Il s'appelait le Soldat Inconnu

Il s'appelait le Soldat Inconnu
Vidéo envoyée par arthurtenor

Reportage réalisé en 2006 par France 3 Auvergne.

8 novembre 2013

Reportage Clermont 1ère 2004 - à l'occasion de la sortie du Soldat Inconnu...

Reportage Clermont 1ère 2004
Vidéo envoyée par arthurtenor

Interview d'Arthur Ténor réalisée par la TV locale Clermont 1ère en 2004.

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Arthur Ténor se livre...
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